Wednesday, December 13, 2023

 Gaza, La Mecque, terres de l'amour, terres assiégées

On ne peut s'éveiller au sens profond de l'amour qu'en étant d'abord amoureux. Celui qui ignore qu'il est capable d'amour, que sa chair en est le refuge, ne peut vivre ni éprouver les plénitudes de l'amour. C'est la disponibilité à l'amour qui rend l'amour possible.

Au bout du cheminement du pèlerin, lorsqu'il est saisi par la vision de la Kaaba, il ressent un amour absolu. Alors, tout s'efface : les strates de son être, son passé et son devenir, son enracinement dans la matière, les élans contraires de son corps et de son âme, ses angoisses, ses peurs de même que ses exultations. Tout se dissipe et ne demeure que l'amour. Mais l'intensité de cet amour dépend de l'amour préalable. L'amour consumera celui consumé par l'amour. L'amour affranchira celui qui vagabonde sur ses sentiers. Mais au bout du compte, quelle que soit sa forme, sa puissance, il fera de l'être un amoureux, pour certains, le 'nafs' (l'ego) dissous entièrement, pour d'autres le nafs en voie de dissolution.

La vision de la Kaaba est celle de l'amour, et tout pèlerin est un amoureux.

Mais cet amour ne peut être que dans un espace de la sacralité. Hors de cet espace, celui du monde, il est incapable de régner. La logique du monde est autre, elle obéit aux injonctions d'une crasse matière.

À plus de mille kilomètres de La Mecque, du Haram Sharif*, et de la Kaaba, se trouve un autre espace sacré, Gaza. Le sacré nous dépouille constamment du superficiel, des drames de l'inutile et nous ramène à l'essentiel. Il est une œuvre de la nudité. Dans l'espace de la sacralité, on ne joue plus, on ne prétend plus, on ne revêt plus de masques, pour les autres et pour soi-même, nous communions enfin avec la substance de notre être. Et Gaza, aujourd'hui, lynché, génocidé, nous propose non le spectacle de la déchéance humaine, vengeresse, haineuse, mais celui de l'humain à son paroxysme, de véritables êtres de lumière. Face à la violence des puissants, corps brisés, décharnés, amputés, enfants assassinés, des centaines, des milliers d'enfants, les martyrs proclament leur foi en Dieu. En toute sérénité. Hors pratiquement de la souffrance. La plénitude d'un amour absolu qui est consubstantiel à la foi.

Il y a donc un lien cosmique entre La Mecque et Gaza. Ce sont des niches de lumière dans un monde gangrené par les ombres. Cette lumière vacille, elle est précaire, elle pourrait se dissiper mais elle demeure car elle est un champ de potentialités, la forge d'un autre destin.

L'être qui se prosterne devant la Kaaba et l'être qui enlace une dernière fois son enfant sont semblables, l'être revêtu de l'Ihram, vêtement de son dénuement, dans un lieu où il n'y a ni races, ni couleurs, ni ethnies et qui tourne autour de la Kaaba et l'être qui revêt son enfant d'un linceul tout en disant paisiblement sa foi sont semblables car ils assermentent la trajectoire d'un idéal de foi et d'amour.

Mais cet amour est assiégé.

Vendredi 1er décembre. Reprise du génocide à Gaza. Prière du vendredi, Jummah, la plus importante, dans le Haram Sharif. Alors que devrait s'élever ici un cri de libération pour la Palestine, règne un silence assourdissant et complice.

Pendant ce temps à Gaza, des bombes pleuvent sur des maisons, des hôpitaux, des écoles, elles tuent des enfants, des femmes, des journalistes, des enseignants, des poètes, elles tuent les rêves et la fabrique de l'humain.

Quelques jours plus tôt, un policier arrache brutalement le keffieh d'un homme alors qu'il était sur le point d'entrer dans le Haram Sharif. On musèle tout ce qui évoque de près ou de loin la Palestine.

Pendant ce temps à Gaza, on anéantit toutes les traces d'un peuple, les bibliothèques pour taire la mémoire, les universités pour taire le savoir, les écoles pour taire le devenir, les enfants pour taire la beauté.

Et le Haram Sharif ressemble à un îlot isolé, entouré par des gratte-ciels, parmi le monstrueux Clock Tower, qui le surplombe, prêt vraisemblablement à le dévorer. Et comble de l'ironie, cette tour et non la Kaaba est visible de la caverne Hira, le lieu où le prophète a eu la révélation. Le prophète aurait vu aujourd'hui vu cette tour.

Pendant ce temps à Gaza, on enfouit dans les terres palestiniennes les drapeaux de l'oppresseur, on y construira des hôtels, des centres commerciaux, on érigera les symboles du colonialisme et du capitalisme. On façonnera le visage aride et cupide du colon dans les terres ensanglantées de la Palestine.

La Mecque et Gaza, ces terres utopiques, ces terres de l'amour, sont ainsi les symboles du désarroi des musulmans. La soumission à la domination coloniale, la domination abjecte et violente, le génocide des Palestiniens signifient l'impuissance de l'Ummah.

Mais ils sont aussi les symboles de l'espoir. 

La pureté, la sacralité au cœur d'un monde défait, corrompu et vide. Ainsi La Mecque et Gaza  énoncent les pluralités de l'infini, du Créateur, ils disent les possibilités de l'amour. Il est temps de répandre la lumière présente dans le monde . Il nous appartient d'édifier cette oeuvre.

Que ces terres assiégées deviennent des terres libérées, que cet amour s'étende et se déploie dans chaque recoin de la Terre.

Umar Timol

** Mosquée qui abrite en son centre la Kaaba.

Photos : Umar Timol

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