Friday, March 8, 2024

Écrire au temps de l'Holocauste.

S'interroger sur le sens des mots et leur pouvoir, alors qu'a lieu un génocide, est un luxe. Et sans doute une obscénité. Car cela signifie qu'on a le temps de respirer, de réfléchir, d'être. Qu'on est à l'abri de la violence. Ceux qui souffrent n'ont le temps de rien. Ou plutôt leur temps se résume à survivre. Chaque instant est miracle et terreur. 

Mais je ne peux m'empêcher d'écrire. Car c'est ma façon d'exister au monde. Imparfaite, il est vrai. En écrivant, je purifie la matière qui est en moi, j'en fais une litanie de mots. Qui n'ont aucun pouvoir, j'en suis désormais conscient, qui ne changent rien ou si peu. Il faut pourtant continuer. S'acharner. Inscrire en soi la lucidité du vide mais aussi sa nécessité. 

Une présence. Un témoignage. Un possible. 

Assouvir les vendanges du sang. Interrompre la violence abrutie. Aveugler la barbarie. 

Peut-être. Qui sait ? 

L'écriture est une œuvre de la foi. Mais il faut s'éloigner de soi. 

Que sont les tourments de l'auteur face au silence de l'apocalypse.

Silence de ceux qui relativisent, qui affirment que c'est un malheur parmi tant d'autres. Mais ce génocide est la métastase du mal, il est l'événement au-delà de l'événement, un indépassable, un impensé. Ce génocide préfigure le monde à venir. On est tous Palestiniens, qu'on le veuille ou non, qu'on en soit conscient ou non. On n'y échappera pas. Ce silence qui semble être un refuge est véritablement une imposture. 

Silence de ceux qui parviennent à vivre normalement. Qui parlent de recettes, du dernier match de foot, qui rêvent d'argent, qui gèrent tant bien que mal leurs déboires. Non pas qu'il faille cesser de vivre. Loin de là. Non pas qu'il faille penser à Gaza sans arrêt. Absolument pas. Mais comment être alors qu'on tue, qu'on massacre, qu'on affame. Qu'est-ce que la normalité quand le monde bascule dans le néant ? Elle n'est rien de plus qu'une illusion convenue, Un silence convenu. De ceux qui ne veulent pas comprendre, de ceux dont l'aveuglement est consenti. 

Silence des alliés des Palestiniens. Qu'êtes-vous donc devenus, peuples arabes, soumis à des dirigeants cupides, sans morale, les pantins de la suprématie occidentale. Où est donc votre fierté ? Qu'avez-vous fait de votre précieux héritage ? Que sont donc ces dirigeants, qui se gavent de luxe, qui ont offert leurs âmes au plus offrant, à ceux qui les méprisent ? Qui, aujourd'hui, soutiennent le génocide des leurs. Votre bassesse est pire que celle des sionistes, ces derniers ont le mérite d'assumer ce qu'ils sont alors que vous êtes des hypocrites qui portent le masque de la foi alors que votre unique divinité est le pouvoir.

Silence de ceux qui savent plus que quiconque la substance du malheur mais qui ont choisi de perpétrer un génocide. Ce n'est pas une ironie historique car l'ironie recèle une sagesse mais un cataclysme historique. En faisant le choix de la divinisation d'un état-dieu vous oubliez vos racines et le véritable Dieu, qui désarme la matière et qui est la promesse de l'au-delà. Vous avez fait un pacte avec la suprématie coloniale, vous l'incarnez, par ailleurs, à merveille, vous en êtes le dernier avatar, atroce, inhumain, vous allez au-delà de toutes les limites mais vous vous enlisez dans la certitude de l'échec. Cette civilisation en déclin vous entraînera dans ses enfers, des enfers dont on ne ressort pas. À moins que ceux parmi vous, les Juifs antisionistes, si nobles, si justes, parviennent à vous sauver. Mais il est trop tard. 

Silence des visages des dirigeants occidentaux, visages lisses ou accidentés mais sans âme, ce sont des psychopathes. Cherchez l'humain dans ces visages, prenez votre temps, observez-les, vous verrez des sourires mécaniques, vous verrez des bouches qui vomissent des paroles vides, des yeux absents et fantomatiques, et vous verrez, est-ce que le mot est trop fort, est-ce qu'il nous renvoie à des archaïsmes mais c'est le seul mot qui rende justice à ce qu'ils sont, vous verrez des diables. Quand un tueur en série tue vingt personnes, le monde s'émeut, à raison. On écrit des livres à leur propos. On les interroge dans les cellules moisies des prisons. On s'étonne de cette folie. On a du mal à comprendre. Mais c'est une altérité légitime, l'autre, le fou, le malade. Nos dirigeants portent de beaux costumes, ils arrivent à manier la parole, ils sont éduqués, ils tiennent les rênes du pouvoir, on les accueille avec maintes cérémonies, on apprend à les respecter mais ils sont infiniment plus dangereux que les tueurs en série, qui, comparés à eux, sont des enfants de chœur. Ils tuent des millions de personnes. On imagine le diable volubile, on l'imagine avec des yeux noirs et des cornes mais le diable est silencieux, il s'immisce dans les âmes, il les corrompt, il les pourrit, il en fait des psychopathes en puissance. 

Silence des médias dominants, qui disent tout sauf l'essentiel. Propagande, mensonges, altération des faits, indifférence, soutien au génocide, les médias ne servent pas à informer, ce sont des instruments de domination et de contrôle, une pièce essentielle dans la mécanique du pouvoir. Les plus lucides parmi nous n'ont rien appris de nouveau. Sauf que désormais, on ne prétend plus, on ne joue plus, on n'éprouve plus le besoin d'utiliser des masques, on peut enfin se libérer des entraves de la comédie, on peut enfin être, pleinement. Les Palestiniens, des sous-humains, des barbares, des terroristes, des fanatiques, des sauvages, des déchets, qui méritent leur sort. Ce message asséné des millions de fois devient une vérité pour les masses ensommeillées. Car comment autrement convaincre des millions de gens de la légitimité d'un génocide. Tout est dit et ressassé mais tout ou presque est faux. La parole est creuse, vide, silencieuse. 

Silence des militants des droits des minorités, féministes, ceux qui militent pour la reconnaissance des identités et j'en passe, silence aussi de nombreux artistes, universitaires et intellectuels engagés. Leur compassion s'arrête vraisemblablement au seuil de l'humanité des Palestiniens. Tel militant antiraciste qui n'a rien à dire à propos du racisme génocidaire. Tel écrivain qui soutient toutes les causes, pourfendeur du pouvoir et apôtes des démunis qui est incapable d'écrire un mot sur le génocide des Palestiniens. Tel militant des droits de la femme, qui lutte pour l'émancipation et l'égalité, qui ne pipe mot sur le massacre des femmes enceintes. Les exemples ne manquent pas. Pourquoi donc cet aveuglement et cette hypocrisie ? Sans doute parce que ces combats n'inquiètent pas les structures de pouvoir, ils sont parfois récupérés par ces mêmes structures, des combats qui sont, en d'autres mots, de la pseudo subversion, du branding, qui a son utilité certes mais qui, au bout du compte, futile. Le pouvoir parvient à tout instrumentaliser, même les engagements apparemment les plus nobles. 

Silence de la terreur coloniale. L'Occident colonial a produit une subjectivité singulière, fondée, entre autres, sur la supériorité raciale, la purification ethnique, le pillage des ressources et le génocide. Israël est le dernier avatar de cette subjectivité, un jouet créé par l'Occident mais qu'il ne contrôle plus, une réminiscence contemporaine de la barbarie coloniale. Israël reproduit à la lettre toutes les infamies commises par les ex-puissances coloniales. Israël est ainsi un anachronisme, une machine de dévastation égarée dans le temps, ce qui explique aussi sa violence. Car il ne peut réussir, cette subjectivité est une relique, elle est condamnée, elle disparaîtra. Ce pays est le parfait miroir de la terreur coloniale. L'histoire coloniale occidentale se répète mais c'est son dernier chapitre. 

L'enfant palestinien qu'on tue est un enfant amérindien. 

L'homme palestinien qu'on humilie est un homme algérien. 

La femme palestinienne massacrée est une femme aborigène. 

Silence de la foi. Au bout de ces longs mois de génocide, a-t-on, une seule fois, entendu un Palestinien appeler à la haine de l'autre ou céder à l'appel du nihilisme. Certainement pas car ils sont enracinés dans la subjectivité d'une foi authentique qui est le constant rappel que ce monde est éphémère, que tout obéit à la volonté du Créateur et que cette vie est un lieu de passage vers un au-delà de bonheur éternel. Quand on vous dépossède de tout alors que vous ne possédez rien, vous êtes irrémédiablement libre. On peut vous emprisonner, torturer et vous tuer ultimement mais rien ne peut résilier cette liberté car elle l'œuvre du pacte avec la transcendance. Votre foi est faite du silence de la lumière, de la communion de l'homme avec le divin. Votre martyr est un rappel de la destinée de l'humain, c'est une porte ouverte sur une autre vie, réconciliée au sens et à la vérité. Votre martyre sert à nous guérir de nos maladies. Nous n'appartenons ainsi ni à l'état, ni à la nation, ni au culte de la terre et du pouvoir, nous lui appartenons. Vous avez rendu visible la subjectivité lumineuse de la foi. 

Silence des morts. Les mots désormais cessent d'être. On n'écrit plus. Car on écrit le silence. Le silence des morts. 

Au bout de l'atrocité, le silence. 

Au bout de la haine, le silence. 

Au bout de la barbarie, le silence. 

Corps décomposé d'un enfant. Corps écrabouillé d'une femme. 

Des milliers de morts. Des milliers d'amputés. Des milliers d'orphelins. 

Gaza, camp de concentration. Des êtres qu'on abat comme des animaux. 

Gaza, le nouvel Holocauste. L'Holocauste. 

Que peut-on écrire durant et après l'Holocauste. Les mots ne suffisent plus. 

Mais il faut écrire. 

Il faut témoigner du silence des morts. Témoigner. 

Que ce silence soit l'expression parfaite du silence du Dieu, non silence de l'abîme, silence de la vacuité mais silence qui articule le sens absolu. 

Il vous libérera de l'Holocauste. Et de vos cendres naîtra une autre humanité. 

En attendant, je continuerai à écrire le silence. Je ne m'arrêterai pas. 

Vous non plus d'ailleurs. On ne s'arrêtera jamais.


Umar Timol




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