Souvenirs de ma mère
Les samedis, notre maison se transforme en une ruche humaine. On y voit pêle-mêle les oncles, les tantes, les cousins, les cousines, les amis, les voisins et les voisines. Et au cœur de ce joyeux brouhaha et de ce qui est son royaume, ma maman, qui accueille chacun chaleureusement et concocte de merveilleux plats. On est là pour passer du bon temps et pour manger.
Et on mange, on ne cesse de manger.
D'où lui vient cette énergie ? De son amour inconsidéré pour les autres.
Le ramadan. Alors que j'ai l'allure d'un zombie mi-humain, - il faut dire que la nourriture et moi, c'est une belle histoire d'amour qui n'est pas prête de s'arrêter -, maman est à l'œuvre, dans sa petite cuisine, qui sent bon les épices et d'autres parfums enivrants. Elle prépare des gâteaux, par centaines, et je n'exagère pas, des samoussas, des badias et je ne sais encore quel délice, qu'il faudra ensuite distribuer à la mosquée du coin, aux employés de mon frère, aux voisins, à tout le monde en somme.
Pendant la récréation à l'école primaire Philippe Rivalland RCA, maman me fait manger une onctueuse soupe aux lentilles. Plus d'une quarantaine d'années plus tard, cette saveur martèle encore mes papilles et mon imaginaire. Une cuillère de lentilles et c'est le déluge de souvenirs : maman qui m'apporte la bouillotte la nuit parce que j'ai mal à la jambe, mais je suis un peu comédien, maman qui m'accompagne à la librairie Trèfles les samedis, je dois impérativement acheter tous les livres de la collection Tintin, et bien sûr son Curry Kichli, mieux qu'un chef-d'œuvre, les dimanches.
Est-ce que je savais, à l'époque, qu'elle disait son amour forcené, non avec des mots mais avec de la nourriture, cette matière pudique de l'amour ?
Est-ce que nous voulons, enfant, ou même plus tard, vraiment comprendre nos parents ? Ne nous suffit-il pas de savoir qu'ils sont grands et forts et géants, et qu'ils nous aiment, qu'ils nous protégeront toujours ? Que savais-je alors de sa vie de femme, veuve trop jeune, de ses rêves, ses doutes, ses interrogations ? Pas grand-chose, mais je ne voulais pas savoir, et c'était mieux ainsi. Les plus belles choses doivent demeurer secrètes.
Maman est désormais vieille, bientôt le temps nous l'enlèvera. Elle est clouée sur une chaise roulante, suite à une congestion cérébrale.
Et elle me dit, mon Boulou, pourquoi est-ce que tu n'arrêtes pas de faire les cent pas.
Je dois bien avoir marché des milliers, peut-être même des millions de kilomètres ainsi.
Ki fer to pe trakase, Boulou ?
Où sont Nanou et Osman (mes frères aînés) ?
J'aimerais tant cuisiner un petit plat pour toi et tes frères.
On n'a pas la nostalgie de ces vies qui n'ont pas été faciles ; les femmes portaient de nombreuses chaînes à l'époque, visibles et invisibles, elles en portent d'ailleurs toujours, mais on a la nostalgie de cœurs grands comme ça, de cœurs vastes. Nous sommes capables d'amour, mais un amour qui se résume à quelques êtres, dans le décor de rendez-vous, de formalités. L'amour débridé de ces êtres d'un autre temps ne peut plus être, cette générosité est désormais enfouie sous les cendres de nos vies mécaniques.
Le tohu-bohu des samedis. On joue dans la cour avec les cousins et les cousines. Qu'ils sont dingues ! Les adultes parlementent dans le salon. Maman papillonne d'un lieu à l'autre, d'une personne à l'autre, elle nous fait don de merveilleuses saveurs. Et ces saveurs me rappellent aujourd'hui un temps perdu mais sans cesse renouvelé, les saveurs d'un amour infini.
Umar Timol
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