La femme voilée.
Au loin, résonne l'appel à la prière.
Allahu Akbar.*
Allahu Akbar.
Qu'il est difficile de se réveiller tôt le matin, à quatre heures trente. Surtout quand vos os craquent et que vous avez aussi peu d'énergie qu'un escargot qui souffre d'un mal-être profond. Mais c'est le bref moment entre le sommeil et l'éveil qui est pénible. Ensuite tout s'enchaîne, les ablutions, les préparatifs pour prier, puis la prière. Rien de plus facile. Elle est rompue à cette routine depuis plus de soixante ans. Prier cinq fois par jour. Elle sait que pour certains cette prière matinale relève de l'impossible, pour d'autres c'est un acte quasi mécanique mais, pour elle, c'est un moment d'abandon.
Elle se dépouille de tout ce qu'elle est, de ses responsabilités, de ses interrogations, de sa lassitude, de tout ce qui va et ne va pas, pour se retrouver face à son Créateur.
Bien sûr, ce sentiment d'abandon ne survient pas tous les jours. Elle a souvent du mal à se concentrer, elle pense à tout et à son contraire mais elle arrive parfois à être hors d'elle-même, au plus proche de sa lumière. Plus rien ne compte alors. Sauf la paix, une paix, elle en est plus que jamais consciente, qu’elle ne peut obtenir autrement.
Après la prière, elle lit le Coran pendant une trentaine de minutes, puis elle s'allonge sur son lit. Elle tente tant bien que mal de dormir mais elle n'y arrive pas. C'est fini le temps heureux des longues nuits de sommeil, ces étranges béatitudes de l'oubli. Désormais dormir est une épreuve. Mais c'est l'âge, elle a soixante-dix ans, elle n'y peut rien, elle ne va quand même pas se mettre à gambader comme une adolescente maintenant. Il faut vieillir sereinement, parole de sa sainte mère, décédée il y a plus de trente ans. Elle avait raison, la pauvre.
Elle avait toujours raison, comme toutes les mères.
"C'est à Allah que nous appartenons et c'est à Lui que nous retournons."
Sa maman récitait aussi souvent ce verset du Coran.
Et quand elle y repense, ce verset a été au cœur de sa vie, un souffle qui l'a bercée et apaisée.
Bientôt six heures du matin. Elle ira au marché dans deux heures. En attendant, elle ne va pas se remettre à penser au passé. Pas encore. Elle a l'impression, ces derniers temps, qu'elle ne fait que ça. Est-ce un premier signe de la sénilité ? Mais ce passé est omniprésent, elle n'arrive pas à y échapper, tant d'événements survenus au cours d'une vie. Il est hors de question qu'elle pleure. Tu dois être forte, comme ce personnage de dessin animé, Bip Bip. Bip Bip ! Tu perds décidément la tête, ma vieille. Tu dois, au plus vite, te faire soigner.
Le passé appartient à Allah, tout comme ton présent et ton devenir.
Et tu te souviens, malgré tout, de lui. Qu'est-ce qu'il te faisait rire, de grands, de majestueux éclats de rire, avec ses blagues idiotes. Il en inventait constamment de nouvelles. Et qu'est-ce qu'il était beau, un physique d'acteur et un charme angélique, selon les mots de ta meilleure amie. Et qu'est-ce qu'il te rendait folle, dans tous les sens du terme, "avant tu étais folle de moi alors que maintenant je te rends folle", disait-il, et il avait raison.
Il t'avait ensorcelée. La vie à deux était loin d'être facile cependant. Il avait ses défauts d'homme et toi tes défauts de femme. Et la routine détruit les amours les plus tenaces. Mais vous aviez votre petit royaume, imparfait mais solide, assez d’argent pour s’autoriser quelques folies, de riches carrières, de merveilleux enfants, une belle vie à l'ombre de la foi. Car c'était ce qui vous unissait, plus que tout, la certitude de sa lumière.
"C'est à Allah que nous appartenons et c'est à Lui que nous retournons."
Puis, un jour, il est mort, trop jeune. À quarante ans. Et tu as refusé cette mort. De toutes tes forces. Pendant longtemps, tu t'es révoltée, tu as crié, hurlé, tu ne voulais pas, tu ne pouvais pas accepter. Il avait tant de choses à faire. Tu aurais dû mourir à sa place. Tu as vacillé au seuil de ce désir, de l'absence, durant quelques heures. En finir. Disparaître. Ne plus vivre.
Mais "c'est à Allah que nous appartenons et c'est à Lui que nous retournons."
Cette vie, tu le sais, est éphémère, une illusion, il faut certes vivre, pleinement, intensément mais nous sommes de l'ailleurs et nous nous perpétuons dans l'ailleurs.
Tout subsiste par la force d'Allah. Tout est par Sa volonté.
Et voilà, comme prévu, ton visage est inondé de larmes. T'es décidément vieille, ma pauvre. Mais il faut reconnaître qu'il est bon de pleurer.
Sept heures du matin. Il est temps d'aller au marché. Avant de sortir, tu enfiles ton hijab. Tu mets un brin de rouge à lèvres, tu as été, tu es et tu seras coquette, qu'importe l'âge. Et tu te dis que tu es franchement pas mal avec ce hijab bleu. "La jeunesse est d'esprit," cette belle parole des sages n'a jamais été aussi vraie. Du moins en ce qui te concerne.
Tu entends, une fois encore, la voix de ta maman, "c'est à Allah que nous appartenons et c'est à Lui que nous retournons."
Ils sont si peu à comprendre le sens de ta soumission, non pas à l'homme, non pas à l'air du temps ou aux diktats des autres, quels qu'ils soient. Tu te soumets à ton Créateur. L’abandon absolu à Sa présence.
Tu as parfois envie de leur dire que ta foi te libère de toutes les emprises.
N’est libre que celui qui est libre du monde.
N’ayez pas peur de moi.
Mais qui es-tu pour faire changer les autres d'avis ? Tu n'es rien de plus qu'une petite vieille dame. Une vieille Bip Bip.
Allez, il faut se rendre au marché.
Ce sera une belle journée.
Ne surtout jamais s'arrêter de rire. Parole de ton époux.
Allahu Akbar.
Allahu Akbar.
Tout à l'heure tu entendras l'appel à la prière.
Tu n'en peux plus d'attendre.
Umar Timol
*Dieu est le plus grand
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