Le génocide, un an plus tard
J'aimerais pouvoir écrire un texte bien construit, argumenté, une mise en lumière rationnelle et systématique de cet abîme au seuil de nos âmes : le génocide des Palestiniens. Ce type de texte est plus que jamais nécessaire. Il faut essayer de décrypter, comprendre, défaire l'indifférence, inciter à l'action. Mais je n'ai, aujourd'hui, ni le courage ni l'énergie pour ces mots.
Je suis hors de la pensée, mais au plus près du corps palestinien, qui est la substance de toute pensée.
J'ai le privilège d'habiter dans un pays relativement paisible, qui n'est pas à l'abri des soubresauts et de la folie du monde, loin de là, mais qui nous autorise, dans une grande mesure, le luxe de la quiétude. Je peux ne pas penser à la Palestine. Ou choisir de l'oublier. Ou de l'ancrer dans des terres arides et fermes. J'ai ce choix. Mais la Palestine est en moi, ce pays se propage dans mon sang, dans mes veines, il pénètre les arcanes cachées de mon imaginaire, il peuple mes atomes, il hante mon corps, il est mon corps. Une amie m'a dit aujourd'hui que nous ne devrions pas négliger nos priorités. Elle a raison. Nous devons vivre. Mais autrement.
J'ai compris trop tôt que le corps palestinien est celui de nous tous. Ce génocide est le prélude à la dystopie globale de l'asservissement. La lucidité est un péché parfois. Elle suscite l'angoisse et nous laisse désarmés. Aujourd'hui, à l'exception de ceux qui profitent de ce système de domination, qui sont objectivement alliés à la terreur, nous sommes tous Palestiniens, le corps palestinien est le nôtre.
Il est l'incarnation de l'œuvre de la dépossession, de l'annihilation de l'autre.
Corps achevés par la violence séculaire, il est le corps des esclaves, des génocidés dans les chambres à gaz, des colonisés, des Chagossiens, des méprisés, des corps-déchets, des corps déshumanisés. Le corps palestinien n'est pas hors du temps. Il est singulier, certes, mais il réunit en lui les corps de tous les opprimés au cours de l'histoire. Il a un caractère radical, un lieu de résistance, de transcendance, un corps paradoxalement asservi mais libéré. Jamais corps n'a été autant écrasé et jamais corps n'a été aussi libre.
Des propos qui étonneront plus d'un.
À commencer par les Occidentaux* qui ont du mal, pour des raisons profondes et systémiques, à appréhender le génocide des Palestiniens. C'est, après tout, une 'guerre millénaire, c'est une 'guerre de religions, et 'on n'y comprend rien'. Aller au bout de la lucidité, c'est remettre en question son histoire, la cohérence narrative d'une civilisation qui se croit supérieure, humaniste, porteuse de lumière. Le génocide est le rappel du versant sombre de cette histoire. Il n'est pas un hasard, il est la culmination d'un processus entamé depuis plusieurs siècles. Et ce corps palestinien, qui est une altérité radicale, qui relève de l'impensé, est le corps subjugué occidental, soumis au joug du néolibéralisme, à la fascisation des sociétés, à l'hyper-capitalisme. Le corps palestinien est le prolongement du corps occidental.
Hors de l'Occident, ils sont nombreux à ne pas éprouver de sympathie pour les Palestiniens. Ils estiment que c'est un problème lointain, qui n'est pas urgent. D'autres interprètent les événements à travers le prisme de la propagande des médias dominants et de l'islamophobie. Le musulman est la figure privilégiée du 'terroriste', du 'barbare'. D'autres encore sont indifférents et n'y comprennent rien. Mais ce corps est le vôtre, que vous le vouliez ou non. Peut-être croyons-nous que la colonisation est finie, mais elle perdure. Ce qu'on a subi hier, les Palestiniens le subissent aujourd'hui, c'est la même logique, la même barbarie.
Le corps palestinien est ainsi un miroir. Nous pouvons refuser d'y voir notre propre corps. Nous pouvons penser que ce corps est différent du nôtre. Mais il est l'est. Viscéralement.
Observez votre corps, assouvi ou fatigué, peau ridée ou que les rides n'osent effleurer, corps épanoui ou en ruines, observez-le. Ce corps tend à la liberté, il est ainsi fait, mais il est pris dans l'étau du pouvoir. Son destin est de lutter contre ce pouvoir, de s'en affranchir. Le corps est un lieu d'extase, de tension permanente. Le vôtre, si vous avez de la chance, si vous vivez dans ces territoires où l'oppression est subtile, où le pouvoir avance masqué, peut prétendre à la liberté ou à une forme diminuée de liberté. Maintenant imaginez le corps palestinien, corps foncièrement insoumis, qui subit la violence coloniale, devenu déchet, qu'on peut déchiqueter, couper, trancher, violer, briser à volonté. Qu'importe qu'il soit le corps d'un enfant ou d'un vieillard, qu'importe qu'il émerge à la vie ou qu'il témoigne de son déclin, ce corps est l'objet de la barbarie. On peut le pulvériser à volonté, qu'il soit dans un hôpital, dans un camp de réfugiés, dans un abri, nuit ou jour, on peut le surveiller, il ne peut échapper à la machine qui le scrute, et le punir, à chaque instant. Ce corps est le fantasme des oppresseurs, de tous les oppresseurs. Corps qu'on peut manipuler, triturer à souhait. Pensez donc à ce corps alors que le vôtre se prélasse dans ces nuits apaisées. Pensez à son angoisse, à ses tourments et réalisez qu'à chaque fois qu'on le blesse, qu'on le torture, qu'on le tue, votre corps souffre. Le corps palestinien est le vôtre. Il l'est maintenant, il le sera encore plus demain.
Et ce corps emprisonné est puissamment libre.
Il est ce corps qui nous libère de toutes nos illusions.
Le monde est enfin nu. Qui sont ceux qui sont susceptibles de contempler cette nudité ? Qui sont ceux qui sont prêts à affronter la nudité du monde ? Seul un corps dépouillé de tout, des attentes de l'inutile, de la sauvagerie de la matière, de la peur de la mort, en est capable
Le vieux monde est sur le point de mourir. On assiste à son agonie. Soit il nous entraînera dans les enfers de l'anéantissement, soit de ces cendres renaîtra un autre monde.
Il nous appartient aujourd'hui de choisir.
Saurons-nous nous éveiller à ce que nous sommes ? Ce corps palestinien. Saurons-nous entrer en communion avec l'autre là-bas, qui n'est autre que soi-même ? Saurons-nous nous libérer des illusions consenties pour une œuvre de foi, car c'est un corps habité par une foi absolue ? Saurons-nous être ce corps palestinien ?
Nous sommes aujourd'hui, un an plus tard, hors de la pensée, mais au plus près du corps palestinien, la substance de toute pensée.
Plus que jamais Palestiniens, radicalement libres.