Penser Gaza, se regarder dans le gouffre.
London March for Gaza - Photo : Umar Timol
Il y a ce gouffre, à la lisière de nos existences. On l’aperçoit. On le voit. Mais on le fuit. Ce gouffre nous interpelle. On devra y plonger notre regard, éventuellement. On ne pourra pas y échapper. On ne doit pas y échapper. Sinon on sera moins humains. L’absence de l’autre en soi, sa souffrance, son tourment, nous rend moins humains.
Et est-il, en ces heures sombres, une tâche plus importante que celle de nous humaniser ?
Mais, avant, nous devons affronter le gouffre.
On s’en approche, finalement, à petits pas. Mais quelque chose nous retient. Est-ce l’appel de la vie et de ses promesses éphémères ? Est-ce notre esprit engourdi par la luxure du confort ? Est-ce la terreur de notre inévitable métamorphose ?
On arrive, cependant, à s’en affranchir. On s’assied et on regarde le gouffre.
On y voit d’abord le démon. Non pas la créature fantasmée par les écrivains et les cinéastes. Mais un homme. Qui nous ressemble. On sait qu’on ne doit pas utiliser ce mot impunément. Il est dur, violent, presque archaïque. Mais c’est effectivement un démon qui a pris une forme humaine. Et, chaque jour qui passe, il s’exerce à son œuvre démoniaque. Qui, autre qu’un démon, pourrait proclamer qu’il compte perpétrer un génocide, puis massacrer plus de 200 000 personnes (1) ? Qui, autre qu’un démon, pourrait affamer des êtres et ensuite les massacrer quand ils viennent chercher le peu de nourriture qu’on leur donne ? Qui, autre qu’un démon, pourrait commettre des exactions innommables, qui ont épuisé le sens des mots ? On le contemple dans l’ampleur du Mal. Impudique et triomphant. Et on sait dorénavant que le démon n’est plus la métaphore de nos pulsions les plus sombres, ou qu’il est une créature de l’ailleurs ou de l’au-delà : il est à proximité de nous, parmi nous, notre semblable, notre frère humain, qui n’en est pas un.
Est-ce qu’on se détourne de lui ? Est-ce qu’on l’affronte du regard ? Est-ce qu’on réalise que le monde ne subsistera qu’en le dépossédant de sa présence ?
Puis, on voit l’image des corps décharnés, désormais taillés dans nos rétines, et on comprend que le destin des Palestiniens est le nôtre. On désirerait faire de Gaza une tragédie hors du temps, l’isoler dans un périmètre de sécurité : ce génocide est incompréhensible, c’est une situation plus que complexe. Mais elle ne l’est pas : elle est intimement liée à nos existences, car la palestinisation du monde est en marche. Gaza est le laboratoire des lendemains, le sort qui est réservé aux exclus, aux marginaux qui résistent à la violence du système capitaliste et impérialiste. Gaza est la manifestation la plus achevée de la tentative d’anéantissement de la résistance ; ailleurs, elle revêt d’autres formes : militarisation, répression, privation des droits, racisme, violence économique, société de surveillance, utilisation de nouvelles technologies pour réprimer, fascisation et droitisation. Tout est une question d’échelle : dans le macrocosme palestinien se déploient les microcosmes de la domination. L’objectif de ces 'élites' qui sont aux commandes de ce système est, somme toute, très clair : l'avènement d'une oligarchie héréditaire, des sociétés de l'asservissement, divisées entre ceux qui ont tout et ceux qui n’ont rien, entre ceux qui possèdent le capital et ceux qui sont possédés par le capital. Et personne n’est à l'abri de ce phénomène de la palestinisation : elle peut être subtile ou insidieuse, ou extrême, mais elle est la pulsation qui régit les rythmes de notre être et du monde.
Enfin, dans le gouffre, on voit notre conscience, dénudée de tous ses ornements, qui ne peut plus se cacher, qui ne peut plus prétendre, et elle nous martèle une unique question : qu’es-tu face au génocide ? Es-tu indifférent ? Est-ce que tu te complais dans ton bonheur stérile alors qu’on donne le coup de grâce à l’humanité ? Te sens-tu concerné, mais tu relègues aux oubliettes l’image des enfants écrabouillés par des bulldozers ? Es-tu ce croyant, fidèle à la parole de Dieu mais infidèle à l’émanation nécessaire de la foi, la révolte ? Ou es-tu enragé parce qu’aucune autre manière d’être ne t’est possible, mais pas cette rage qui saccage : cette rage qui te rappelle au sens de ce que tu es ? Qu’es-tu, nous dit-elle ? Elle nous martèle la question et la réponse. Sommes-nous prêts à l’accepter ? Ou nous détournerons-nous de ce gouffre pour fuir, une fois encore ?
Le gouffre nous happe, notre être et notre regard. Il est une spirale en mesure de nous broyer. Sauf si le gouffre en soi l'épouse pour qu'on puisse s'humaniser et pour que le labeur de notre liberté et de celle des Palestiniens commence.
Umar Timol
https://arabcenterdc.org/resource/the-lancet-and-genocide-by-slow-death-in-gaza/
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