Le Haram Sharif ou le dernier espace utopique.
La différence est intrinsèque à l’humain, elle est la source d’une diversité infinie, carrefour de rencontre et d’enrichissement. Mais la différence est aussi un objet de domination et de hiérarchie. L’humain est, en fait, une machine à créer et à accentuer les différences, qu’elles soient ethniques, raciales, politiques, religieuses ou sociales. On pourrait considérer que cette logique des différences hiérarchiques est une des forces de l’Histoire : elle est le noyau vital des mécaniques inégalitaires, elle permet la subjugation des plus faibles par les plus forts. Comment justifier, par exemple, les vastes inégalités dans la distribution de la richesse ? Qu’est-ce qui distingue l’oligarque du clochard sinon le principe de la différence, selon lequel certains méritent d’en avoir et d’autres pas ?
L’égalité est un concept dangereux et subversif. Dire que tous les humains se valent remet en question les structures du pouvoir et des privilèges. Si rien ne me distingue de vous, qu’est-ce qui vous permet de me dominer ? Non qu’on croie à une égalité parfaite : la hiérarchie est nécessaire, jusqu’à un certain point, mais on doit tendre vers moins d’inégalités, vers des sociétés organisées autrement, autour du partage et de la générosité. L’égalité peut sembler être une utopie, imaginée par des rêveurs et de grands enfants, mais elle est une utopie nécessaire et légitime. Quelle est l’alternative, sinon des régimes toujours plus violents, plus fascisants, de dépossession de l’autre par tous les moyens, notamment la violence extrême ?
Aujourd’hui, à titre d’exemple, les huit personnes les plus riches du monde possèdent autant de richesses que les 50 % les plus pauvres de la population mondiale. Et nous sommes quotidiennement témoins d’un génocide, celui des Palestiniens, fondé sur une idéologie raciste et suprémaciste.
Le Haram Sharif, qui est l’enceinte sacrée autour de la Kaaba à La Mecque, est un espace utopique. Les pèlerins qui effectuent la circumambulation autour de la Kaaba sont revêtus des vêtements les plus simples : les hommes, l’ihram, composé de deux tissus blancs non cousus, et les femmes, des vêtements amples et pudiques couvrant tout le corps sauf le visage et les mains. On y voit des êtres de tous les pays du monde, de toutes les couleurs, réunis par la force de la foi et du dénuement. Ici, il n’y a ni lieu ni moyen de se distinguer de l’autre : qu’importe la profession, la fortune ou l’infortune, tous sont unis dans un même geste, tous humains, au-delà de toutes les différences. À proximité de la Kaaba, nous nous retrouvons dans l’intime centre du projet islamique : l’égalité entre les humains, qui est un projet fondamentalement humaniste. Bien entendu, cette utopie est brève : hors du Haram Sharif, on est très vite happés par les gratte-ciel, symboles du capitalisme sauvage et des dystopies de la domination. Mais on peut témoigner des potentialités d’un autre monde, d’une autre façon d’être.
Nous sommes confrontés aujourd’hui à des urgences existentielles : génocide, risque d’apocalypse nucléaire, montée de l’extrémisme, destruction de la nature. Les origines de ces problèmes sont complexes et multiformes, mais il apparaît clairement que notre inaptitude à reconnaître l’humain en l’autre y est pour beaucoup. Il ne s’agit pas, naïvement, face aux dynamiques d’exclusion et de violence, de proclamer l’humain ; il s’agit plutôt d’envisager de possibles utopies humaines. Le Haram Sharif nous propose le visage le plus éloquent de ces possibles.
Est-ce le dernier espace utopique avant la fin ? Ou son prélude avant le commencement ?
Umar Timol
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