Thursday, August 28, 2025

 

L’écrivain du Sud. De la périphérie au centre, trajectoire de la révolte et de la soumission.


Vous êtes un écrivain de la périphérie. Vous habitez dans une île minuscule, au bout du monde. Vous adorez la littérature. Les livres sont votre seul véritable demeure. Vous les humez, vous les dévorez, vous les mêlez à la matière de votre corps. Et vous vénérez les grands écrivains du corpus occidental : Camus, Dostoïevski, Faulkner et tant d’autres. Vous rêvez d’écrire comme eux. Vous vous interrogez sur la possibilité d’y parvenir. Il faut essayer, qui sait. D’autant plus que le sang des mots coule dans vos veines. Et vous écrivez tous les jours, vous ne pouvez vous empêcher d’écrire. C’est instinctif et viscéral.

Vous envoyez, après maintes hésitations, vos poèmes et vos nouvelles à la presse locale. Ils sont publiés. Vous êtes surpris de voir votre nom dans la presse. Le rédacteur de la page 'culture' vous félicite et vous encourage à aller plus loin. Rien n'est dû au hasard, c’est le signe que vous avez du talent. Peut-être pas un grand talent, mais il se forge par le labeur. L’écriture est un sacerdoce, on ne devient écrivain qu’au terme d’un immense effort.

Ensuite, vous obtenez un prix littéraire local. Le président du jury, un écrivain de renom d’un pays du Nord, ne tarit pas d’éloges à propos de votre ouvrage. Vous vous mettez à y croire. Le rêve est à portée de main. Et vous comprenez petit à petit les subtils rouages de la réussite littéraire : la publication dans une grande maison d’édition au Nord, l’accès au circuit des prix littéraires, des salons et des festivals, de la presse ou des bourses.

Vous pourriez demeurer dans votre île et, pourquoi pas, écrire dans votre langue maternelle, mais à quel prix ? La marginalité perpétuelle. Dans votre pays, on ne prend pas les écrivains au sérieux. Vous buterez sur le mur de l’incompréhension. Vendre des ouvrages littéraires est quasiment impossible, une carrière littéraire relève de l’utopie. Il faut aller au Nord. Vous triompherez et vous échouerez, mais au moins, vous aurez essayé.

Ayant une conscience politique aiguë, de gauche, vous êtes lucide concernant toutes ces dynamiques : la domination coloniale, les rapports de force centre et périphérie. Vous avez de l’ambition mais vous ne perdrez pas votre âme ; au contraire, vous réinventerez leur langue, vous ferez de la langue du colon votre langue, vous incorporerez dans vos textes un matériau subversif et révolutionnaire.

Vous habitez au Nord désormais et vous y construisez votre vie. Et bientôt, le succès frappe à votre porte : une maison d’édition prestigieuse accepte de publier votre premier roman. La joie est grande. Et vous vous surprenez à penser : comment cela a-t-il pu advenir ? Vous, l’insulaire, votre roman paru dans cette maison d’édition qui a publié de si grands écrivains. Est-ce un rêve ? Et la reconnaissance au pays est immédiate : la presse en parle, on aime, on admire plus que tout ceux qui réussissent au Nord.

Quelle magnifique aventure. Vous êtes invité à la télévision, votre roman est nominé pour un prix littéraire majeur, vous participez à des salons littéraires à l’étranger, votre livre est enseigné dans les universités, on vous attribue des bourses pour que vous puissiez écrire. Et vous écrivez votre deuxième roman, porté par ce rapport quasi charnel aux mots, vous dites votre révolte, la transgression et le désir d’un autre monde. Êtes-vous conscient, lorsque vous écrivez, qu’il y a des limites à ne pas franchir, qu’il y a des thématiques qui plaisent aux sphères de pouvoir au Nord ? Est-ce que vous vous efforcez de façonner cette image de l’indigène docile, exotique, qu’on aime parce qu’il ne remet pas en question les structures de la domination ? Certainement pas. Vous ne deviendrez jamais un collabo. Vous savez que d’autres s’y prêtent, qui jouent le jeu. Et il y a des thématiques qui fonctionnent : un bon roman orientaliste et islamophobe, par exemple, de préférence sur la femme voilée qui est opprimée par son mari misogyne et antisémite. Ou des thématiques plus gentilles, pseudo-subversives, les bonnes causes, qui sont à la mode, qui font pleurer dans les chaumières, qui se contentent de titiller les structures de pouvoir sans les déstabiliser. Ou devenir l’interlocuteur privilégié du Nord, l’expert du monologue interactif, leur dire ce qu’ils veulent entendre, que ceux du Sud sont des barbares, des fanatiques. Ou devenir un spécialiste de l’indignation sélective, s’aligner sur les indignations des maîtres. 

Ces interrogations vous rongent, mais peut-être qu’on peut déconstruire le système de l’intérieur. Ou peut-être aussi que vous cédez, avec le temps, à une forme de complaisance. Le confort de la réussite engourdit votre âme.

Et cette réussite ne cesse de prendre de l’ampleur. Au bout de quelques romans, on vous intronise, à raison, écrivain international majeur. Vous apercevez, au loin, l’ultime prix littéraire. Une petite voix, en vous, vous dit que vous ne le méritez pas, que vous ne le mériterez jamais, mais votre orgueil d’écrivain assène le contraire, vous mesurez la force de votre talent, vous êtes traveré par un souffle puissant et ce prix couronnera un travail de forçat.

Puis survient la tragédie, celle de notre siècle et de tous les siècles : le génocide des Palestiniens. Vous saisissez la complexité du monde, mais tout devient désormais manichéen : le bien, le mal, les oppresseurs, les opprimés. Et il s’agit de choisir son camp. Il n’y a que deux camps.

La marée des illusions se retire et l’on voit le monde pour ce qu’il est. La lumière crue de la violence génocidaire fouille nos entrailles et déterre les cœurs. On ne peut plus se cacher, on ne peut plus prétendre. 

Nous sommes nus. Enfin nus.

Que faites-vous ? Est-ce que vous vous taisez comme tant d’autres dans un premier temps ? Est-ce que vous attendez qu'on vous donne l'autorisation de dénoncer pour vous exprimer ? Ou dites-vous haut et fort, en des termes clairs, l’horreur du génocide ? 

Est-ce que vous dénoncez le sionisme ? Est-ce que vous franchissez la ligne infranchissable ? Est-ce que vous prenez le risque de devenir un paria ?

Car la critique du sionisme, dans les pays du Nord, signifie un arrêt de mort : on vous taxera d’antisémite et votre carrière littéraire sera détruite. C’est le sacrifice nécessaire.

Malheureusement, vous ne faites pas grand-chose. Quelques platitudes ici et là. Sans grande conviction. Une belle tribune dans la presse pour dénoncer ? Non. Des mots durs et vrais lorsque vous recevez un grand prix littéraire ? Non. Vous vous soumettez à l’ordre dominant. Et personne ne vous blâmera. Une carrière littéraire ne se construit pas en deux jours. Elle requiert d’énormes sacrifices. Voulez-vous tout perdre sur l’autel du génocide des Palestiniens ?

Sauf que l’Histoire se souviendra. Dans quelques décennies. Et ceux qui avaient fait le mauvais choix se retrouveront dans la poubelle de l’Histoire. Qu’importe la qualité de l’œuvre, qu’importe le génie de l’écrivain, car l'Histoire est impitoyable.

Vous vous rappelez vos premiers pas dans la littérature. Vous étiez à la périphérie du monde, aujourd’hui vous en êtes au centre. Quel chemin parcouru. Ce qui achèvera votre œuvre, ce qui en fera une oeuvre immortelle, c’est le sang des Palestiniens. Méfiez-vous des gardiens du temple qui décrètent qu’il faut éviter la pensée binaire, les caricatures, que ce 'conflit' est complexe, qu’il faut faire la part des choses. Et souvenez vous du sang des Palestiniens, qui est au confluent de toute la souffrance du monde. La Palestine est la métaphore du monde, l'arène du combat entre les oppresseurs et les résistants, entre le Bien et le Mal. Taire ce sang est taire votre humanité. Et vos livres ne mériteront plus le titre d’œuvre, ils seront ces ombres de la parole, qui se dissipent aussitôt conçues.

Votre révolte s’est muée en soumission. Vous êtes, comme l’a si bien décrit Malcolm X, semblable à cet esclave qui vit dans la maison du maître et qui se contente des miettes qu'on lui donne. La révolte appartient à l’esclave des champs. Vous l'éprouvez mieux que quiconque.


Révolte ou soumission, il y a un choix à faire, qui concerne tous ceux qui sont engagés, parmi l’auteur de ce texte : ferons-nous le choix de cette révolte qui nous précipite dans ces nuits douloureuses qui encensent la liberté ou de la soumission qui nous enfouit dans ces ténèbres prétendument lumineuses qui nous enchaînent ?

Umar Timol

Monday, August 18, 2025

 Le Haram Sharif ou le dernier espace utopique.

La différence est intrinsèque à l’humain, elle est la source d’une diversité infinie, carrefour de rencontre et d’enrichissement. Mais la différence est aussi un objet de domination et de hiérarchie. L’humain est, en fait, une machine à créer et à accentuer les différences, qu’elles soient ethniques, raciales, politiques, religieuses ou sociales. On pourrait considérer que cette logique des différences hiérarchiques est une des forces de l’Histoire : elle est le noyau vital des mécaniques inégalitaires, elle permet la subjugation des plus faibles par les plus forts. Comment justifier, par exemple, les vastes inégalités dans la distribution de la richesse ? Qu’est-ce qui distingue l’oligarque du clochard sinon le principe de la différence, selon lequel certains méritent d’en avoir et d’autres pas ?

L’égalité est un concept dangereux et subversif. Dire que tous les humains se valent remet en question les structures du pouvoir et des privilèges. Si rien ne me distingue de vous, qu’est-ce qui vous permet de me dominer ? Non qu’on croie à une égalité parfaite : la hiérarchie est nécessaire, jusqu’à un certain point, mais on doit tendre vers moins d’inégalités, vers des sociétés organisées autrement, autour du partage et de la générosité. L’égalité peut sembler être une utopie, imaginée par des rêveurs et de grands enfants, mais elle est une utopie nécessaire et légitime. Quelle est l’alternative, sinon des régimes toujours plus violents, plus fascisants, de dépossession de l’autre par tous les moyens, notamment la violence extrême ?

Aujourd’hui, à titre d’exemple, les huit personnes les plus riches du monde possèdent autant de richesses que les 50 % les plus pauvres de la population mondiale. Et nous sommes quotidiennement témoins d’un génocide, celui des Palestiniens, fondé sur une idéologie raciste et suprémaciste.

Le Haram Sharif, qui est l’enceinte sacrée autour de la Kaaba à La Mecque, est un espace utopique. Les pèlerins qui effectuent la circumambulation autour de la Kaaba sont revêtus des vêtements les plus simples : les hommes, l’ihram, composé de deux tissus blancs non cousus, et les femmes, des vêtements amples et pudiques couvrant tout le corps sauf le visage et les mains. On y voit des êtres de tous les pays du monde, de toutes les couleurs, réunis par la force de la foi et du dénuement. Ici, il n’y a ni lieu ni moyen de se distinguer de l’autre : qu’importe la profession, la fortune ou l’infortune, tous sont unis dans un même geste, tous humains, au-delà de toutes les différences. À proximité de la Kaaba, nous nous retrouvons dans l’intime centre du projet islamique : l’égalité entre les humains, qui est un projet fondamentalement humaniste. Bien entendu, cette utopie est brève : hors du Haram Sharif, on est très vite happés par les gratte-ciel, symboles du capitalisme sauvage et des dystopies de la domination. Mais on peut témoigner des potentialités d’un autre monde, d’une autre façon d’être.

Nous sommes confrontés aujourd’hui à des urgences existentielles : génocide, risque d’apocalypse nucléaire, montée de l’extrémisme, destruction de la nature. Les origines de ces problèmes sont complexes et multiformes, mais il apparaît clairement que notre inaptitude à reconnaître l’humain en l’autre y est pour beaucoup. Il ne s’agit pas, naïvement, face aux dynamiques d’exclusion et de violence, de proclamer l’humain ; il s’agit plutôt d’envisager de possibles utopies humaines. Le Haram Sharif nous propose le visage le plus éloquent de ces possibles. 

Est-ce le dernier espace utopique avant la fin ? Ou son prélude avant le commencement ?

Umar Timol


Sunday, August 10, 2025

 Penser Gaza, se regarder dans le gouffre.



London March for Gaza - Photo : Umar Timol



Il y a ce gouffre, à la lisière de nos existences. On l’aperçoit. On le voit. Mais on le fuit. Ce gouffre nous interpelle. On devra y plonger notre regard, éventuellement. On ne pourra pas y échapper. On ne doit pas y échapper. Sinon on sera moins humains. L’absence de l’autre en soi, sa souffrance, son tourment, nous rend moins humains.


Et est-il, en ces heures sombres, une tâche plus importante que celle de nous humaniser ?


Mais, avant, nous devons affronter le gouffre.


On s’en approche, finalement, à petits pas. Mais quelque chose nous retient. Est-ce l’appel de la vie et de ses promesses éphémères ? Est-ce notre esprit engourdi par la luxure du confort ? Est-ce la terreur de notre inévitable métamorphose ?


On arrive, cependant, à s’en affranchir. On s’assied et on regarde le gouffre.


On y voit d’abord le démon. Non pas la créature fantasmée par les écrivains et les cinéastes. Mais un homme. Qui nous ressemble. On sait qu’on ne doit pas utiliser ce mot impunément. Il est dur, violent, presque archaïque. Mais c’est effectivement un démon qui a pris une forme humaine. Et, chaque jour qui passe, il s’exerce à son œuvre démoniaque. Qui, autre qu’un démon, pourrait proclamer qu’il compte perpétrer un génocide, puis massacrer plus de 200 000 personnes (1) ? Qui, autre qu’un démon, pourrait affamer des êtres et ensuite les massacrer quand ils viennent chercher le peu de nourriture qu’on leur donne ? Qui, autre qu’un démon, pourrait commettre des exactions innommables, qui ont épuisé le sens des mots ? On le contemple dans l’ampleur du Mal. Impudique et triomphant. Et on sait dorénavant que le démon n’est plus la métaphore de nos pulsions les plus sombres, ou qu’il est une créature de l’ailleurs ou de l’au-delà : il est à proximité de nous, parmi nous, notre semblable, notre frère humain, qui n’en est pas un.


Est-ce qu’on se détourne de lui ? Est-ce qu’on l’affronte du regard ? Est-ce qu’on réalise que le monde ne subsistera qu’en le dépossédant de sa présence ?


Puis, on voit l’image des corps décharnés, désormais taillés dans nos rétines, et on comprend que le destin des Palestiniens est le nôtre. On désirerait faire de Gaza une tragédie hors du temps, l’isoler dans un périmètre de sécurité : ce génocide est incompréhensible, c’est une situation plus que complexe. Mais elle ne l’est pas : elle est intimement liée à nos existences, car la palestinisation du monde est en marche. Gaza est le laboratoire des lendemains, le sort qui est réservé aux exclus, aux marginaux qui résistent à la violence du système capitaliste et impérialiste. Gaza est la manifestation la plus achevée de la tentative d’anéantissement de la résistance ; ailleurs, elle revêt d’autres formes : militarisation, répression, privation des droits, racisme, violence économique, société de surveillance, utilisation de nouvelles technologies pour réprimer, fascisation et droitisation. Tout est une question d’échelle : dans le macrocosme palestinien se déploient les microcosmes de la domination. L’objectif de ces 'élites' qui sont aux commandes de ce système est, somme toute, très clair : l'avènement d'une oligarchie héréditaire, des sociétés de l'asservissement, divisées entre ceux qui ont tout et ceux qui n’ont rien, entre ceux qui possèdent le capital et ceux qui sont possédés par le capital. Et personne n’est à l'abri de ce phénomène de la palestinisation : elle peut être subtile ou insidieuse, ou extrême, mais elle est la pulsation qui régit les rythmes de notre être et du monde.


Enfin, dans le gouffre, on voit notre conscience, dénudée de tous ses ornements, qui ne peut plus se cacher, qui ne peut plus prétendre, et elle nous martèle une unique question : qu’es-tu face au génocide ? Es-tu indifférent ? Est-ce que tu te complais dans ton bonheur stérile alors qu’on donne le coup de grâce à l’humanité ? Te sens-tu concerné, mais tu relègues aux oubliettes l’image des enfants écrabouillés par des bulldozers ? Es-tu ce croyant, fidèle à la parole de Dieu mais infidèle à l’émanation nécessaire de la foi, la révolte ? Ou es-tu enragé parce qu’aucune autre manière d’être ne t’est possible, mais pas cette rage qui saccage : cette rage qui te rappelle au sens de ce que tu es ? Qu’es-tu, nous dit-elle ? Elle nous martèle la question et la réponse. Sommes-nous prêts à l’accepter ? Ou nous détournerons-nous de ce gouffre pour fuir, une fois encore ?


Le gouffre nous happe, notre être et notre regard. Il est une spirale en mesure de nous broyer. Sauf si le gouffre en soi l'épouse pour qu'on puisse s'humaniser et pour que le labeur de notre liberté et de celle des Palestiniens commence.


Umar Timol


  1. https://arabcenterdc.org/resource/the-lancet-and-genocide-by-slow-death-in-gaza/