Friday, October 25, 2024

La pulsion apocalyptique

Vous réalisez, quand vous écoutez ces hommes, qu'ils sont libres de toutes les contraintes, des limites et de la raison. Ils ont déchaîné les instincts les plus bas, les plus violents. Cette parole vulgaire illustre le règne des pulsions. Ils disent la nudité de ces êtres : contrôler, dominer et, ultimement, tuer. On pourrait les comparer à des animaux, mais ce parallèle ne tient pas. Les animaux ne tuent pas pour le plaisir de tuer. Cette part instinctive ne fait donc pas référence à l'animal, mais à la part satanique de l'être. Ce mot "satanique" fera tiquer plus d'un ; il renvoie à des archaismes, à une pensée hors de la rationalité, pré-moderne. Je ne l'aurais pas employé il y a quelques mois de cela, mais il est celui qui convient. L'humain est tiraillé entre des instincts contraires : celui de la lumière divine, qui est l'œuvre du dénuement et de l'abandon de soi, la fidélité au pacte, et celui de l'ombre satanique, la divinisation de soi et l'infidélité à la présence de Dieu. Tout être est pris dans l'étau de ces forces divergentes. La lumière requiert un travail constant sur soi, se désemparer et maîtriser sa chair, alors que l'ombre requiert qu'on se soumette à ses violentes compulsions. On a donc, en face de soi, la radicalité du mal. Mais ces êtres ne sont pas pour autant différents de nous ; ils sont de la même chair. Ils représentent la polarité du mal, ces virtualités qui demeurent en tout être. La finalité, à mon sens, de la pulsion satanique est la destruction : destruction de soi et des autres. Pour qu'ils puissent exister, ils doivent tout anéantir. C'est une pulsion apocalyptique. Savoir ce qu'ils sont implique de comprendre ce qu'on pourrait être, les sentinelles de la pulsion de Son amour.


Umar Timol

Sunday, October 6, 2024

Le génocide, un an plus tard

J'aimerais pouvoir écrire un texte bien construit, argumenté, une mise en lumière rationnelle et systématique de cet abîme au seuil de nos âmes : le génocide des Palestiniens. Ce type de texte est plus que jamais nécessaire. Il faut essayer de décrypter, comprendre, défaire l'indifférence, inciter à l'action. Mais je n'ai, aujourd'hui, ni le courage ni l'énergie pour ces mots.

Je suis hors de la pensée, mais au plus près du corps palestinien, qui est la substance de toute pensée.

J'ai le privilège d'habiter dans un pays relativement paisible, qui n'est pas à l'abri des soubresauts et de la folie du monde, loin de là, mais qui nous autorise, dans une grande mesure, le luxe de la quiétude. Je peux ne pas penser à la Palestine. Ou choisir de l'oublier. Ou de l'ancrer dans des terres arides et fermes. J'ai ce choix. Mais la Palestine est en moi, ce pays se propage dans mon sang, dans mes veines, il pénètre les arcanes cachées de mon imaginaire, il peuple mes atomes, il hante mon corps, il est mon corps. Une amie m'a dit aujourd'hui que nous ne devrions pas négliger nos priorités. Elle a raison. Nous devons vivre. Mais autrement.

J'ai compris trop tôt que le corps palestinien est celui de nous tous. Ce génocide est le prélude à la dystopie globale de l'asservissement. La lucidité est un péché parfois. Elle suscite l'angoisse et nous laisse désarmés. Aujourd'hui, à l'exception de ceux qui profitent de ce système de domination, qui sont objectivement alliés à la terreur, nous sommes tous Palestiniens, le corps palestinien est le nôtre.

Il est l'incarnation de l'œuvre de la dépossession, de l'annihilation de l'autre. 

Corps achevés par la violence séculaire, il est le corps des esclaves, des génocidés dans les chambres à gaz,  des colonisés, des Chagossiens, des méprisés, des corps-déchets, des corps déshumanisés. Le corps palestinien n'est pas hors du temps. Il est singulier, certes, mais il réunit en lui les corps de tous les opprimés au cours de l'histoire. Il a un caractère radical, un lieu de résistance, de transcendance, un corps paradoxalement asservi mais libéré. Jamais corps n'a été autant écrasé et jamais corps n'a été aussi libre.

Des propos qui étonneront plus d'un.

À commencer par les Occidentaux* qui ont du mal, pour des raisons profondes et systémiques, à appréhender le génocide des Palestiniens. C'est, après tout, une 'guerre millénaire, c'est une 'guerre de religions, et 'on n'y comprend rien'. Aller au bout de la lucidité, c'est remettre en question son histoire, la cohérence narrative d'une civilisation qui se croit supérieure, humaniste, porteuse de lumière. Le génocide est le rappel du versant sombre de cette histoire. Il n'est pas un hasard, il est la culmination d'un processus entamé depuis plusieurs siècles. Et ce corps palestinien, qui est une altérité radicale, qui relève de l'impensé, est le corps subjugué occidental, soumis au joug du néolibéralisme, à la fascisation des sociétés, à l'hyper-capitalisme. Le corps palestinien est le prolongement du corps occidental.

Hors de l'Occident, ils sont nombreux à ne pas éprouver de sympathie pour les Palestiniens. Ils estiment que c'est un problème lointain, qui n'est pas urgent. D'autres interprètent les événements à travers le prisme de la propagande des médias dominants et de l'islamophobie. Le musulman est la figure privilégiée du 'terroriste', du 'barbare'. D'autres encore sont indifférents et n'y comprennent rien. Mais ce corps est le vôtre, que vous le vouliez ou non. Peut-être croyons-nous que la colonisation est finie, mais elle perdure. Ce qu'on a subi hier, les Palestiniens le subissent aujourd'hui, c'est la même logique, la même barbarie.

Le corps palestinien est ainsi un miroir. Nous pouvons refuser d'y voir notre propre corps. Nous pouvons penser que ce corps est différent du nôtre. Mais il est l'est. Viscéralement.

Observez votre corps, assouvi ou fatigué, peau ridée ou que les rides n'osent effleurer, corps épanoui ou en ruines, observez-le. Ce corps tend à la liberté, il est ainsi fait, mais il est pris dans l'étau du pouvoir. Son destin est de lutter contre ce pouvoir, de s'en affranchir. Le corps est un lieu d'extase, de tension permanente. Le vôtre, si vous avez de la chance, si vous vivez dans ces territoires où l'oppression est subtile, où le pouvoir avance masqué, peut prétendre à la liberté ou à une forme diminuée de liberté. Maintenant imaginez le corps palestinien, corps foncièrement insoumis, qui subit la violence coloniale, devenu déchet, qu'on peut déchiqueter, couper, trancher, violer, briser à volonté. Qu'importe qu'il soit le corps d'un enfant ou d'un vieillard, qu'importe qu'il émerge à la vie ou qu'il témoigne de son déclin, ce corps est l'objet de la barbarie. On peut le pulvériser à volonté, qu'il soit dans un hôpital, dans un camp de réfugiés, dans un abri, nuit ou jour, on peut le surveiller, il ne peut échapper à la machine qui le scrute, et le punir, à chaque instant. Ce corps est le fantasme des oppresseurs, de tous les oppresseurs. Corps qu'on peut manipuler, triturer à souhait. Pensez donc à ce corps alors que le vôtre se prélasse dans ces nuits apaisées. Pensez à son angoisse, à ses tourments et réalisez qu'à chaque fois qu'on le blesse, qu'on le torture, qu'on le tue, votre corps souffre. Le corps palestinien est le vôtre. Il l'est maintenant, il le sera encore plus demain.

Et ce corps emprisonné est puissamment libre.

Il est ce corps qui nous libère de toutes nos illusions.

Le monde est enfin nu. Qui sont ceux qui sont susceptibles de contempler cette nudité ? Qui sont ceux qui sont prêts à affronter la nudité du monde ? Seul un corps dépouillé de tout, des attentes de l'inutile, de la sauvagerie de la matière, de la peur de la mort, en est capable

Le vieux monde est sur le point de mourir. On assiste à son agonie. Soit il nous entraînera dans les enfers de l'anéantissement, soit de ces cendres renaîtra un autre monde.

Il nous appartient aujourd'hui de choisir.

Saurons-nous nous éveiller à ce que nous sommes ? Ce corps palestinien. Saurons-nous entrer en communion avec l'autre là-bas, qui n'est autre que soi-même ? Saurons-nous nous libérer des illusions consenties pour une œuvre de foi, car c'est un corps habité par une foi absolue ? Saurons-nous être ce corps palestinien ?

Nous sommes aujourd'hui, un an plus tard, hors de la pensée, mais au plus près du corps palestinien, la substance de toute pensée.

Plus que jamais Palestiniens, radicalement libres.

Umar Timol

Saturday, September 14, 2024

 

La nouvelle mission civilisatrice


Oyez ! Oyez ! Citoyens du Sud, les temps nouveaux sont arrivés, les temps de la nouvelle mission civilisatrice. Nous devons, en effet, civiliser nos frères et sœurs occidentaux. Cette mission choquera plus d'un : n'est-ce pas aux Occidentaux de nous civiliser, de nous apporter les lumières de la science, de la technologie, de la démocratie et de la liberté ?

Ne l'ont-ils pas fait, avec un certain talent, durant cinq siècles ? Ils ont certes pillé, volé, détruit, massacré, commis d'innombrables génocides, mais que sont ces broutilles face aux innombrables bienfaits de leur mission ?

Mais les temps ont changé.

Ne nous amusons plus à les singer, à nous vêtir, à parler à rêver comme eux. N'est-il pas vrai que l'ultime triomphe dans nos sociétés est d'être reconnu par eux, nous desirons, plus que tout, ce regard qui nous confère une valeur ? Ne sommes-nous pas passés maîtres dans l'art de leur plaire ?

Alors que nous sommes les civilisés et qu'ils sont les barbares.

Quelle étrange ironie, vous en conviendrez.

Ces temps sont révolus. C'est le temps de la nouvelle mission civilisatrice.

Vous l'avez compris, chers citoyens du Sud, ce n'est pas le cœur empli de colère ni de haine que nous nous lançons dans cette mission, mais le cœur serein et joyeux. Nous tendons la main à nos frères et sœurs occidentaux, nous ferons preuve de compassion et nous les aiderons pendant ce processus douloureux. Vous vous interrogez sans doute sur la raison d'être de cette œuvre monumentale. Elle est toute simple : le génocide en cours. Nous avons dit et répété, rendons aux bourreaux ce qui appartient aux bourreaux, les bienfaits surpassent les méfaits, mais un génocide, au vu et au su de tout le monde, semblable à tous les génocides qu'ils ont commis, et même pire, reconnaissez que c'en est trop. C'est 'too much', messieurs, dames. Nous sommes gentils, nous voulons bien nous mettre dans la peau de nos tortionnaires, nous sommes capables d'empathie, mais il y a des limites que nous ne pouvons transgresser. Nous sommes les témoins du mal absolu, un genocide en direct et sans interruption sur nos écrans.

Notre mission sera donc pédagogique et ludique. Nous aurons recours à des méthodes innovantes pour civiliser nos frères et sœurs indigènes. Nous utiliserons les dernières technologies, par exemple, des implants de puces dans le cerveau qui ressasseront toutes les dix minutes le message suivant : "l'autre, le non-occidental est humain au même titre que vous, répétez après moi, l'autre non-occidental est humain au même titre que vous". On limitera les doses évidemment, on ne veut pas dérégler les neurones de nos amis, cela risquerait de provoquer des dommages irréparables. Ces indigènes ont un cerveau fragile.

Souvenons-nous qu'il faut éviter de les mépriser : ce sont de grands enfants, un peu bêtes, un peu méchants, mais avec une bonne nature et foncièrement authentiques. Leur sexualité débridée, exotique, illustre bien cela, elle est le fruit de la spontanéité d'êtres primaires. Comment expliquer autrement cette obsession à afficher leur postérieur, et pas que leur postérieur, sur toutes les plages du monde ? Mais soyons indulgents, ce sont, on l'a dit, de bons et grands enfants. 

Avant d'aller plus loin, un petit rappel : pour de plus amples informations, veuillez vous référer à notre 'Manuel de la mission civilisatrice (Volume 1)', qui contient plus de mille pages. Vous y trouverez toutes les informations dont vous avez besoin.

Cette mission aura donc trois volets.

D'abord, il faudra que nous leur expliquions gentiment qu'ils ont tout faux. Nous commencerons avec le concept de 'liberté'. Connaissez-vous d'autres peuples barbares qui ont autant flatté les mérites de la liberté tout en l'appliquant si peu ? Liberté d'expression quand il s'agit de nous caricaturer et de nous diaboliser. Mais anti-ceci, anti-cela, quand nous critiquons leurs valeurs sacrées, qui ne cessent d'ailleurs de changer. Liberté d'être, mais pas pour ceux qui remettent en question leur hégémonie. Nous leur montrerons donc ce que signifie la véritable liberté, qui est, entre autres, la possibilité offerte à tout individu de s'épanouir et se réaliser, humainement et spirituellement, avec et non contre les autres.
Nous jetterons aux oubliettes, par ailleurs, tous ces mots : 'droits', 'diversité', 'humanisme', beaux à entendre, mais qui, dans les faits, ne signifient strictement rien. Nous introduirons d'autres mots, puisés dans nos civilisations et nous leur apprendrons leur sens.

Deuxièmement, nous leur enseignerons un nouvel art de vivre fondé sur le partage et l'amour. Ces pauvres barbares occidentaux ont fait de l'argent, par l'entremise de cette atrocité nommée capitalisme, un culte. Ils nous ont enchaînés à un système économique fondé sur l'usure. Ils ont inventé cet étrange État-nation, cette structure totalitaire qui fabrique des frontières et des haines imaginaires. Mieux encore, ils ont érigé la matière au statut de divinité, et ils détruisent tout : la nature, les forêts, les dodos (clin d'œil à nos amis mauriciens). Et comble du malheur, ils ont fabriqué les armes de destruction massive, la bombe atomique, qu'ils n'ont pu évidemment s'empêcher d'utiliser, et la bombe nucléaire. Il est clair que ce sont des barbares, qu'ils sont très primitifs.

Soyons justes, cependant, ils ont produit deux ou trois belles choses : quelques vagues idees interessantes mais ultimement insipides, l'art n'est pas mal, l'architecture aussi, la littérature est passable. Leurs langues se laissent entendre, bien qu'ils nous cassent les oreilles, et pas que les oreilles. Mais rien de comparable aux arts et aux langues de nos civilisations.N'oublions pas qu'ils ont dérobé nos savoirs afin de construire leurs œuvres.

Ils doivent tout à tout le monde et sont convaincus que tout le monde leur doit tout.

Comble de l'ironie, n'est-ce pas ?

Cela ne nous empêchera pas, une fois notre tâche accomplie, de construire de beaux musées, qui hébergeront leurs créations primitives.

Reconnaissez donc que ce goût immodéré pour la matière, pour la conquête, la destruction des terres, ce nihilisme est singulier. D'où notre devoir : nous les civiliserons, nous les assimilerons, nous leur apprendrons les vraies valeurs humaines, la nécessité de respecter la nature, de coopérer, de vivre en harmonie avec soi-même et les autres.

Finalement, nous les guérirons de leurs instincts génocidaires. Nous avouons, étant humbles, que nous ne savons pas comment procéder. Ils semblent génétiquement enclins au génocide. Nous vous épargnerons le catalogue des génocides commis par les Occidentaux. Mais souvenons-nous qu'ils ont tué des dizaines de millions d'Amérindiens et qu'ils ont inventé le génocide industriel. Et nous sommes les témoins, en ce moment, de cette entreprise génocidaire. Non, chers amis primitifs, il ne faut pas tuer des femmes et des enfants. Non, vous n'êtes pas supérieurs aux autres parce que vous avez une couleur de peau différente, et non, vous ne pouvez voler les terres d'autrui. L'implant de puce ne suffira pas.

Il faudra vraisemblablement des méthodes plus dures. Nous faisons un appel à tous les peuples civilisés : veuillez poster vos suggestions et recommandations sur notre page web, www.Civilisonsetassimilonslesbarbaresoccidentaux.com. N'hésitez pas à proposer des idées iconoclastes, nos intelligences civilisées parviennent toujours à trouver de splendides solutions.

Oyez ! Oyez ! Citoyens du Sud, la tâche est immense. Ce travail civilisationnel réclamera de l'ardeur, de l’énergie, de la passion. Mais il ne faut pas baisser les bras. Quand vous vous rendez en Occident désormais, n'y allez pas recroquevillés, ne marchez pas sur de petits pieds, allez-y en tant que conquérants, il faut les civiliser, c’est une urgence existentielle. Je m'adresse ici en particulier à nos artistes et intellectuels : quand ils vous intronisent, ayez honte, car ce n'est pas un honneur, mais une responsabilité, une dure responsabilité, il est de votre devoir de leur apprendre les vertus de la civilisation.

Un appel aussi, plus que fraternel, à nos élites néo-colonisées, les peaux noires, masques blancs, peaux marrons, masques blancs, les idiots utiles de la colonisation : vous êtes les pantins des Occidentaux. Pour quelques miettes, ils vous ont dévergondés. Il est temps d'en finir avec la comédie, joignez-vous à ce combat essentiel, il restaurera votre dignité, et vous apporterez votre pierre à la mission civilisatrice.
Imaginez le monde nouveau, imaginez les grands enfants Occidentaux enfin civilisés, porteurs de lumière, la véritable, celle qui répand la fraternité dans le monde et non la haine. Imaginez ces Occidentaux enfin humanisés, enfin assimilés à nos valeurs, à nos principes, à notre civilisation.

Ainsi, on mettra fin à ce malheureux épisode dans notre histoire commune, la conquête du monde par des barbares. Notre mission, nous n'en doutons pas, fondera une nouvelle humanité.

Oyez ! Oyez ! Citoyens du Sud. Il est temps d'agir ! Il est temps de civiliser !

Umar Timol

Thursday, August 29, 2024

Penser Gaza - La radicalité du Bien et du Mal

Penser Gaza - La radicalité du Bien et du Mal

Pour pouvoir penser Gaza, il faut se défaire des discours convenus, selon lesquels il s'agirait d'un "conflit israélo-palestinien", complexe, à la limite inexplicable, une guerre millénaire fratricide. Il faut taire la syntaxe de la propagande et en finir avec les mensonges qui font office de vérité. Puis se mettre à penser. Une pensée qui fend les strates des apparences, qui parvient à saisir la substance du réel, à l'expliquer.

Gaza est un enjeu existentiel ; l'avenir de l'humanité se joue là-bas. Si les Israéliens l'emportent, nous deviendrons tous des Palestiniens. Si les Palestiniens l'emportent, nous pourrons alors rêver de liberté.

Gaza représente un combat fondamental entre le Bien et le Mal.

Israël n'est pas un pays anodin, ni un pays périphérique ; il est au cœur des structures de pouvoir, le dernier avatar de la colonisation occidentale. Israël déploie, avec une férocité sans commune mesure, l'arsenal de la domination. C'est le disciple qui a dépassé et dompté le maître. Il est l'incarnation dystopique du monde à venir : fascisme, capitalisme ensauvagé, apartheid, suprématie raciale, génocide, déshumanisation, utilisation de la technologie de surveillance, de l'intelligence artificielle, des robots pour contrôler, asservir et ultimement tuer l'autre. L'extrême droite, les fascistes, l'internationale des extrémistes sont fascinés par Israël, car il réalise leurs fantasmes les plus fous.

Si Israël n'existait pas, ils l'auraient inventé.

Si vous estimez que c'est un "conflit" entre deux peuples ennemis, qui ne vous concerne en rien, réveillez-vous, libérez-vous de votre torpeur. Le processus de fascisation du monde, en d'autres mots, de sa palestinisation, est en marche, avec Israël en première ligne.

C'est un combat entre le Bien et le Mal. Ces termes peuvent surprendre car ils renvoient à la religion. On peut les trouver manichéen, peu susceptibles de saisir les nuances d'une situation "complexe".

Mais le Mal est là. Obscène et fier.

Destruction des hôpitaux et des écoles. Massacres des femmes enceintes et des enfants. Viols, tortures. Une bombe qui pulvérise des Palestiniens en prière. On entasse têtes, mains, pieds, morceaux de corps dans des sacs en plastique.

Jamais dans l'histoire humaine le Mal ne s'est affiché avec autant d'impudeur.

Il est essentiel de l'énoncer et de le répéter.

Jamais au cours de l'histoire des milliards d'humains n'ont été témoins du Mal au quotidien, à presque chaque instant.

Comprenez-vous ce que cela signifie ?

Parvenez-vous à y penser ?

Le Mal est la divinisation de la terre.

Il est la divinisation de soi.

Le Mal est la déshumanisation absolue de l'autre.

La banalité du Mal. Et sa radicalité aussi.

Et le Bien.

Ces Palestiniens qui n'ont pas un seul mot de haine à l'égard des Israéliens. Ces Palestiniens qui s'évertuent, chaque jour, à la compassion et au partage. Les visages des enfants, empreints de la lumière de l'innocence. Celui du grand-père de Reem, l'éloquence inconditionnelle de l'amour.

Le pouvoir de la foi, de s'en remettre à la volonté de Dieu. L'acceptation apaisée de leur destin.

Plus Israël déshumanise les Palestiniens, plus ils s'humanisent et nous humanisent.

Les Palestiniens incarnent le Bien radical.

On ne vous demande pas d'être pro-palestinien, d'éprouver de la sympathie pour les Palestiniens ; l'impératif est de comprendre le véritable enjeu, d'établir ce lien : le microfascisme qui s'exerce dans votre vie est une manifestation du fascisme qui vient. Comprendre ce que ce génocide est, ce qu'il implique pour nos vies, c'est cesser d'être de manière ordinaire.

Ce savoir vous accompagnera désormais, où que vous soyez, où que vous allez.

Pensez, de grâce, au génocide des Palestiniens et souvenez-vous que le corps déchiqueté du Palestinien sera le vôtre, tôt ou tard.


Umar Timol

Tuesday, July 9, 2024

La femme voilée.


Au loin, résonne l'appel à la prière.

Allahu Akbar.*

Allahu Akbar.

Qu'il est difficile de se réveiller tôt le matin, à quatre heures trente. Surtout quand vos os craquent et que vous avez aussi peu d'énergie qu'un escargot qui souffre d'un mal-être profond. Mais c'est le bref moment entre le sommeil et l'éveil qui est pénible. Ensuite tout s'enchaîne, les ablutions, les préparatifs pour prier, puis la prière. Rien de plus facile. Elle est rompue à cette routine depuis plus de soixante ans. Prier cinq fois par jour. Elle sait que pour certains cette prière matinale relève de l'impossible, pour d'autres c'est un acte quasi mécanique mais, pour elle, c'est un moment d'abandon.

Elle se dépouille de tout ce qu'elle est, de ses responsabilités, de ses interrogations, de sa lassitude, de tout ce qui va et ne va pas, pour se retrouver face à son Créateur.

Bien sûr, ce sentiment d'abandon ne survient pas tous les jours. Elle a souvent du mal à se concentrer, elle pense à tout et à son contraire mais elle arrive parfois à être hors d'elle-même, au plus proche de sa lumière. Plus rien ne compte alors. Sauf la paix, une paix, elle en est plus que jamais consciente, qu’elle ne peut obtenir autrement.

Après la prière, elle lit le Coran pendant une trentaine de minutes, puis elle s'allonge sur son lit. Elle tente tant bien que mal de dormir mais elle n'y arrive pas. C'est fini le temps heureux des longues nuits de sommeil, ces étranges béatitudes de l'oubli. Désormais dormir est une épreuve. Mais c'est l'âge, elle a soixante-dix ans, elle n'y peut rien, elle ne va quand même pas se mettre à gambader comme une adolescente maintenant. Il faut vieillir sereinement, parole de sa sainte mère, décédée il y a plus de trente ans. Elle avait raison, la pauvre.

Elle avait toujours raison, comme toutes les mères.

"C'est à Allah que nous appartenons et c'est à Lui que nous retournons."

Sa maman récitait aussi souvent ce verset du Coran.

Et quand elle y repense, ce verset a été au cœur de sa vie, un souffle qui l'a bercée et apaisée.

Bientôt six heures du matin. Elle ira au marché dans deux heures. En attendant, elle ne va pas se remettre à penser au passé. Pas encore. Elle a l'impression, ces derniers temps, qu'elle ne fait que ça. Est-ce un premier signe de la sénilité ? Mais ce passé est omniprésent, elle n'arrive pas à y échapper, tant d'événements survenus au cours d'une vie. Il est hors de question qu'elle pleure. Tu dois être forte, comme ce personnage de dessin animé, Bip Bip. Bip Bip ! Tu perds décidément la tête, ma vieille. Tu dois, au plus vite, te faire soigner.

Le passé appartient à Allah, tout comme ton présent et ton devenir.

Et tu te souviens, malgré tout, de lui. Qu'est-ce qu'il te faisait rire, de grands, de majestueux éclats de rire, avec ses blagues idiotes. Il en inventait constamment de nouvelles. Et qu'est-ce qu'il était beau, un physique d'acteur et un charme angélique, selon les mots de ta meilleure amie. Et qu'est-ce qu'il te rendait folle, dans tous les sens du terme, "avant tu étais folle de moi alors que maintenant je te rends folle", disait-il, et il avait raison.

Il t'avait ensorcelée. La vie à deux était loin d'être facile cependant. Il avait ses défauts d'homme et toi tes défauts de femme. Et la routine détruit les amours les plus tenaces. Mais vous aviez votre petit royaume, imparfait mais solide, assez d’argent pour s’autoriser quelques folies, de riches carrières, de merveilleux enfants, une belle vie à l'ombre de la foi. Car c'était ce qui vous unissait, plus que tout, la certitude de sa lumière.

"C'est à Allah que nous appartenons et c'est à Lui que nous retournons."

Puis, un jour, il est mort, trop jeune. À quarante ans. Et tu as refusé cette mort. De toutes tes forces. Pendant longtemps, tu t'es révoltée, tu as crié, hurlé, tu ne voulais pas, tu ne pouvais pas accepter. Il avait tant de choses à faire. Tu aurais dû mourir à sa place. Tu as vacillé au seuil de ce désir, de l'absence, durant quelques heures. En finir. Disparaître. Ne plus vivre.

Mais "c'est à Allah que nous appartenons et c'est à Lui que nous retournons."

Cette vie, tu le sais, est éphémère, une illusion, il faut certes vivre, pleinement, intensément mais nous sommes de l'ailleurs et nous nous perpétuons dans l'ailleurs. 

Tout subsiste par la force d'Allah. Tout est par Sa volonté.

Et voilà, comme prévu, ton visage est inondé de larmes. T'es décidément vieille, ma pauvre. Mais il faut reconnaître qu'il est bon de pleurer.

Sept heures du matin. Il est temps d'aller au marché. Avant de sortir, tu enfiles ton hijab. Tu mets un brin de rouge à lèvres, tu as été, tu es et tu seras coquette, qu'importe l'âge. Et tu te dis que tu es franchement pas mal avec ce hijab bleu. "La jeunesse est d'esprit," cette belle parole des sages n'a jamais été aussi vraie. Du moins en ce qui te concerne.

Tu entends, une fois encore, la voix de ta maman, "c'est à Allah que nous appartenons et c'est à Lui que nous retournons."

Ils sont si peu à comprendre le sens de ta soumission, non pas à l'homme, non pas à l'air du temps ou aux diktats des autres, quels qu'ils soient. Tu te soumets à ton Créateur. L’abandon absolu à Sa présence.

Tu as parfois envie de leur dire que ta foi te libère de toutes les emprises.

N’est libre que celui qui est libre du monde.

N’ayez pas peur de moi.

Mais qui es-tu pour faire changer les autres d'avis ? Tu n'es rien de plus qu'une petite vieille dame. Une vieille Bip Bip.

Allez, il faut se rendre au marché.

Ce sera une belle journée.

Ne surtout jamais s'arrêter de rire. Parole de ton époux.

Allahu Akbar.

Allahu Akbar.

Tout à l'heure tu entendras l'appel à la prière.

Tu n'en peux plus d'attendre.


Umar Timol


*Dieu est le plus grand


Tuesday, July 2, 2024

 Souvenirs de ma mère

Les samedis, notre maison se transforme en une ruche humaine. On y voit pêle-mêle les oncles, les tantes, les cousins, les cousines, les amis, les voisins et les voisines. Et au cœur de ce joyeux brouhaha et de ce qui est son royaume, ma maman, qui  accueille chacun chaleureusement et concocte de merveilleux plats. On est là pour passer du bon temps et pour manger.

Et on mange, on ne cesse de manger.

D'où lui vient cette énergie ? De son amour inconsidéré pour les autres.

Le ramadan. Alors que j'ai l'allure d'un zombie mi-humain, - il faut dire que la nourriture et moi, c'est une belle histoire d'amour qui n'est pas prête de s'arrêter -, maman est à l'œuvre, dans sa petite cuisine, qui sent bon les épices et d'autres parfums enivrants. Elle prépare des gâteaux, par centaines, et je n'exagère pas, des samoussas, des badias et je ne sais encore quel délice, qu'il faudra ensuite distribuer à la mosquée du coin, aux employés de mon frère, aux voisins, à tout le monde en somme.

Pendant la récréation à l'école primaire Philippe Rivalland RCA, maman me fait manger une onctueuse soupe aux lentilles. Plus d'une quarantaine d'années plus tard, cette saveur martèle encore mes papilles et mon imaginaire. Une cuillère de lentilles et c'est le déluge de souvenirs : maman qui m'apporte la bouillotte la nuit parce que j'ai mal à la jambe, mais je suis un peu comédien, maman qui m'accompagne à la librairie Trèfles les samedis, je dois impérativement acheter tous les livres de la collection Tintin, et bien sûr son Curry Kichli, mieux qu'un chef-d'œuvre, les dimanches. 

Est-ce que je savais, à l'époque, qu'elle disait son amour forcené, non avec des mots mais avec de la nourriture, cette matière pudique de l'amour ?

Est-ce que nous voulons, enfant, ou même plus tard, vraiment comprendre nos parents ? Ne nous suffit-il pas de savoir qu'ils sont grands et forts et géants, et qu'ils nous aiment, qu'ils nous protégeront toujours ? Que savais-je alors de sa vie de femme, veuve trop jeune, de ses rêves, ses doutes, ses interrogations ? Pas grand-chose, mais je ne voulais pas savoir, et c'était mieux ainsi. Les plus belles choses doivent demeurer secrètes.

Maman est désormais vieille, bientôt le temps nous l'enlèvera. Elle est clouée sur une chaise roulante, suite à une congestion cérébrale.

Et elle me dit, mon Boulou, pourquoi est-ce que tu n'arrêtes pas de faire les cent pas. 

Je dois bien avoir marché des milliers, peut-être même des millions de kilomètres ainsi.

Ki fer to pe trakase, Boulou ?

Où sont Nanou et Osman (mes frères aînés) ? 

J'aimerais tant cuisiner un petit plat pour toi et tes frères.

On n'a pas la nostalgie de ces vies qui n'ont pas été faciles ; les femmes portaient de nombreuses chaînes à l'époque, visibles et invisibles, elles en portent d'ailleurs toujours, mais on a la nostalgie de cœurs grands comme ça, de cœurs vastes. Nous sommes capables d'amour, mais un amour qui se résume à quelques êtres, dans le décor de rendez-vous, de formalités. L'amour débridé de ces êtres d'un autre temps ne peut plus être, cette générosité est désormais enfouie sous les cendres de nos vies mécaniques.

Le tohu-bohu des samedis. On joue dans la cour avec les cousins et les cousines. Qu'ils sont dingues ! Les adultes parlementent dans le salon. Maman papillonne d'un lieu à l'autre, d'une personne à l'autre, elle nous fait don de merveilleuses saveurs. Et ces saveurs me rappellent aujourd'hui un temps perdu mais sans cesse renouvelé, les saveurs d'un amour infini.

Umar Timol


Friday, March 8, 2024

Écrire au temps de l'Holocauste.

S'interroger sur le sens des mots et leur pouvoir, alors qu'a lieu un génocide, est un luxe. Et sans doute une obscénité. Car cela signifie qu'on a le temps de respirer, de réfléchir, d'être. Qu'on est à l'abri de la violence. Ceux qui souffrent n'ont le temps de rien. Ou plutôt leur temps se résume à survivre. Chaque instant est miracle et terreur. 

Mais je ne peux m'empêcher d'écrire. Car c'est ma façon d'exister au monde. Imparfaite, il est vrai. En écrivant, je purifie la matière qui est en moi, j'en fais une litanie de mots. Qui n'ont aucun pouvoir, j'en suis désormais conscient, qui ne changent rien ou si peu. Il faut pourtant continuer. S'acharner. Inscrire en soi la lucidité du vide mais aussi sa nécessité. 

Une présence. Un témoignage. Un possible. 

Assouvir les vendanges du sang. Interrompre la violence abrutie. Aveugler la barbarie. 

Peut-être. Qui sait ? 

L'écriture est une œuvre de la foi. Mais il faut s'éloigner de soi. 

Que sont les tourments de l'auteur face au silence de l'apocalypse.

Silence de ceux qui relativisent, qui affirment que c'est un malheur parmi tant d'autres. Mais ce génocide est la métastase du mal, il est l'événement au-delà de l'événement, un indépassable, un impensé. Ce génocide préfigure le monde à venir. On est tous Palestiniens, qu'on le veuille ou non, qu'on en soit conscient ou non. On n'y échappera pas. Ce silence qui semble être un refuge est véritablement une imposture. 

Silence de ceux qui parviennent à vivre normalement. Qui parlent de recettes, du dernier match de foot, qui rêvent d'argent, qui gèrent tant bien que mal leurs déboires. Non pas qu'il faille cesser de vivre. Loin de là. Non pas qu'il faille penser à Gaza sans arrêt. Absolument pas. Mais comment être alors qu'on tue, qu'on massacre, qu'on affame. Qu'est-ce que la normalité quand le monde bascule dans le néant ? Elle n'est rien de plus qu'une illusion convenue, Un silence convenu. De ceux qui ne veulent pas comprendre, de ceux dont l'aveuglement est consenti. 

Silence des alliés des Palestiniens. Qu'êtes-vous donc devenus, peuples arabes, soumis à des dirigeants cupides, sans morale, les pantins de la suprématie occidentale. Où est donc votre fierté ? Qu'avez-vous fait de votre précieux héritage ? Que sont donc ces dirigeants, qui se gavent de luxe, qui ont offert leurs âmes au plus offrant, à ceux qui les méprisent ? Qui, aujourd'hui, soutiennent le génocide des leurs. Votre bassesse est pire que celle des sionistes, ces derniers ont le mérite d'assumer ce qu'ils sont alors que vous êtes des hypocrites qui portent le masque de la foi alors que votre unique divinité est le pouvoir.

Silence de ceux qui savent plus que quiconque la substance du malheur mais qui ont choisi de perpétrer un génocide. Ce n'est pas une ironie historique car l'ironie recèle une sagesse mais un cataclysme historique. En faisant le choix de la divinisation d'un état-dieu vous oubliez vos racines et le véritable Dieu, qui désarme la matière et qui est la promesse de l'au-delà. Vous avez fait un pacte avec la suprématie coloniale, vous l'incarnez, par ailleurs, à merveille, vous en êtes le dernier avatar, atroce, inhumain, vous allez au-delà de toutes les limites mais vous vous enlisez dans la certitude de l'échec. Cette civilisation en déclin vous entraînera dans ses enfers, des enfers dont on ne ressort pas. À moins que ceux parmi vous, les Juifs antisionistes, si nobles, si justes, parviennent à vous sauver. Mais il est trop tard. 

Silence des visages des dirigeants occidentaux, visages lisses ou accidentés mais sans âme, ce sont des psychopathes. Cherchez l'humain dans ces visages, prenez votre temps, observez-les, vous verrez des sourires mécaniques, vous verrez des bouches qui vomissent des paroles vides, des yeux absents et fantomatiques, et vous verrez, est-ce que le mot est trop fort, est-ce qu'il nous renvoie à des archaïsmes mais c'est le seul mot qui rende justice à ce qu'ils sont, vous verrez des diables. Quand un tueur en série tue vingt personnes, le monde s'émeut, à raison. On écrit des livres à leur propos. On les interroge dans les cellules moisies des prisons. On s'étonne de cette folie. On a du mal à comprendre. Mais c'est une altérité légitime, l'autre, le fou, le malade. Nos dirigeants portent de beaux costumes, ils arrivent à manier la parole, ils sont éduqués, ils tiennent les rênes du pouvoir, on les accueille avec maintes cérémonies, on apprend à les respecter mais ils sont infiniment plus dangereux que les tueurs en série, qui, comparés à eux, sont des enfants de chœur. Ils tuent des millions de personnes. On imagine le diable volubile, on l'imagine avec des yeux noirs et des cornes mais le diable est silencieux, il s'immisce dans les âmes, il les corrompt, il les pourrit, il en fait des psychopathes en puissance. 

Silence des médias dominants, qui disent tout sauf l'essentiel. Propagande, mensonges, altération des faits, indifférence, soutien au génocide, les médias ne servent pas à informer, ce sont des instruments de domination et de contrôle, une pièce essentielle dans la mécanique du pouvoir. Les plus lucides parmi nous n'ont rien appris de nouveau. Sauf que désormais, on ne prétend plus, on ne joue plus, on n'éprouve plus le besoin d'utiliser des masques, on peut enfin se libérer des entraves de la comédie, on peut enfin être, pleinement. Les Palestiniens, des sous-humains, des barbares, des terroristes, des fanatiques, des sauvages, des déchets, qui méritent leur sort. Ce message asséné des millions de fois devient une vérité pour les masses ensommeillées. Car comment autrement convaincre des millions de gens de la légitimité d'un génocide. Tout est dit et ressassé mais tout ou presque est faux. La parole est creuse, vide, silencieuse. 

Silence des militants des droits des minorités, féministes, ceux qui militent pour la reconnaissance des identités et j'en passe, silence aussi de nombreux artistes, universitaires et intellectuels engagés. Leur compassion s'arrête vraisemblablement au seuil de l'humanité des Palestiniens. Tel militant antiraciste qui n'a rien à dire à propos du racisme génocidaire. Tel écrivain qui soutient toutes les causes, pourfendeur du pouvoir et apôtes des démunis qui est incapable d'écrire un mot sur le génocide des Palestiniens. Tel militant des droits de la femme, qui lutte pour l'émancipation et l'égalité, qui ne pipe mot sur le massacre des femmes enceintes. Les exemples ne manquent pas. Pourquoi donc cet aveuglement et cette hypocrisie ? Sans doute parce que ces combats n'inquiètent pas les structures de pouvoir, ils sont parfois récupérés par ces mêmes structures, des combats qui sont, en d'autres mots, de la pseudo subversion, du branding, qui a son utilité certes mais qui, au bout du compte, futile. Le pouvoir parvient à tout instrumentaliser, même les engagements apparemment les plus nobles. 

Silence de la terreur coloniale. L'Occident colonial a produit une subjectivité singulière, fondée, entre autres, sur la supériorité raciale, la purification ethnique, le pillage des ressources et le génocide. Israël est le dernier avatar de cette subjectivité, un jouet créé par l'Occident mais qu'il ne contrôle plus, une réminiscence contemporaine de la barbarie coloniale. Israël reproduit à la lettre toutes les infamies commises par les ex-puissances coloniales. Israël est ainsi un anachronisme, une machine de dévastation égarée dans le temps, ce qui explique aussi sa violence. Car il ne peut réussir, cette subjectivité est une relique, elle est condamnée, elle disparaîtra. Ce pays est le parfait miroir de la terreur coloniale. L'histoire coloniale occidentale se répète mais c'est son dernier chapitre. 

L'enfant palestinien qu'on tue est un enfant amérindien. 

L'homme palestinien qu'on humilie est un homme algérien. 

La femme palestinienne massacrée est une femme aborigène. 

Silence de la foi. Au bout de ces longs mois de génocide, a-t-on, une seule fois, entendu un Palestinien appeler à la haine de l'autre ou céder à l'appel du nihilisme. Certainement pas car ils sont enracinés dans la subjectivité d'une foi authentique qui est le constant rappel que ce monde est éphémère, que tout obéit à la volonté du Créateur et que cette vie est un lieu de passage vers un au-delà de bonheur éternel. Quand on vous dépossède de tout alors que vous ne possédez rien, vous êtes irrémédiablement libre. On peut vous emprisonner, torturer et vous tuer ultimement mais rien ne peut résilier cette liberté car elle l'œuvre du pacte avec la transcendance. Votre foi est faite du silence de la lumière, de la communion de l'homme avec le divin. Votre martyr est un rappel de la destinée de l'humain, c'est une porte ouverte sur une autre vie, réconciliée au sens et à la vérité. Votre martyre sert à nous guérir de nos maladies. Nous n'appartenons ainsi ni à l'état, ni à la nation, ni au culte de la terre et du pouvoir, nous lui appartenons. Vous avez rendu visible la subjectivité lumineuse de la foi. 

Silence des morts. Les mots désormais cessent d'être. On n'écrit plus. Car on écrit le silence. Le silence des morts. 

Au bout de l'atrocité, le silence. 

Au bout de la haine, le silence. 

Au bout de la barbarie, le silence. 

Corps décomposé d'un enfant. Corps écrabouillé d'une femme. 

Des milliers de morts. Des milliers d'amputés. Des milliers d'orphelins. 

Gaza, camp de concentration. Des êtres qu'on abat comme des animaux. 

Gaza, le nouvel Holocauste. L'Holocauste. 

Que peut-on écrire durant et après l'Holocauste. Les mots ne suffisent plus. 

Mais il faut écrire. 

Il faut témoigner du silence des morts. Témoigner. 

Que ce silence soit l'expression parfaite du silence du Dieu, non silence de l'abîme, silence de la vacuité mais silence qui articule le sens absolu. 

Il vous libérera de l'Holocauste. Et de vos cendres naîtra une autre humanité. 

En attendant, je continuerai à écrire le silence. Je ne m'arrêterai pas. 

Vous non plus d'ailleurs. On ne s'arrêtera jamais.


Umar Timol