L’écrivain du Sud. De la périphérie au centre, trajectoire de la révolte et de la soumission.
Vous êtes un écrivain de la périphérie. Vous habitez dans une île minuscule, au bout du monde. Vous adorez la littérature. Les livres sont votre seul véritable demeure. Vous les humez, vous les dévorez, vous les mêlez à la matière de votre corps. Et vous vénérez les grands écrivains du corpus occidental : Camus, Dostoïevski, Faulkner et tant d’autres. Vous rêvez d’écrire comme eux. Vous vous interrogez sur la possibilité d’y parvenir. Il faut essayer, qui sait. D’autant plus que le sang des mots coule dans vos veines. Et vous écrivez tous les jours, vous ne pouvez vous empêcher d’écrire. C’est instinctif et viscéral.
Vous envoyez, après maintes hésitations, vos poèmes et vos nouvelles à la presse locale. Ils sont publiés. Vous êtes surpris de voir votre nom dans la presse. Le rédacteur de la page 'culture' vous félicite et vous encourage à aller plus loin. Rien n'est dû au hasard, c’est le signe que vous avez du talent. Peut-être pas un grand talent, mais il se forge par le labeur. L’écriture est un sacerdoce, on ne devient écrivain qu’au terme d’un immense effort.
Ensuite, vous obtenez un prix littéraire local. Le président du jury, un écrivain de renom d’un pays du Nord, ne tarit pas d’éloges à propos de votre ouvrage. Vous vous mettez à y croire. Le rêve est à portée de main. Et vous comprenez petit à petit les subtils rouages de la réussite littéraire : la publication dans une grande maison d’édition au Nord, l’accès au circuit des prix littéraires, des salons et des festivals, de la presse ou des bourses.
Vous pourriez demeurer dans votre île et, pourquoi pas, écrire dans votre langue maternelle, mais à quel prix ? La marginalité perpétuelle. Dans votre pays, on ne prend pas les écrivains au sérieux. Vous buterez sur le mur de l’incompréhension. Vendre des ouvrages littéraires est quasiment impossible, une carrière littéraire relève de l’utopie. Il faut aller au Nord. Vous triompherez et vous échouerez, mais au moins, vous aurez essayé.
Ayant une conscience politique aiguë, de gauche, vous êtes lucide concernant toutes ces dynamiques : la domination coloniale, les rapports de force centre et périphérie. Vous avez de l’ambition mais vous ne perdrez pas votre âme ; au contraire, vous réinventerez leur langue, vous ferez de la langue du colon votre langue, vous incorporerez dans vos textes un matériau subversif et révolutionnaire.
Vous habitez au Nord désormais et vous y construisez votre vie. Et bientôt, le succès frappe à votre porte : une maison d’édition prestigieuse accepte de publier votre premier roman. La joie est grande. Et vous vous surprenez à penser : comment cela a-t-il pu advenir ? Vous, l’insulaire, votre roman paru dans cette maison d’édition qui a publié de si grands écrivains. Est-ce un rêve ? Et la reconnaissance au pays est immédiate : la presse en parle, on aime, on admire plus que tout ceux qui réussissent au Nord.
Quelle magnifique aventure. Vous êtes invité à la télévision, votre roman est nominé pour un prix littéraire majeur, vous participez à des salons littéraires à l’étranger, votre livre est enseigné dans les universités, on vous attribue des bourses pour que vous puissiez écrire. Et vous écrivez votre deuxième roman, porté par ce rapport quasi charnel aux mots, vous dites votre révolte, la transgression et le désir d’un autre monde. Êtes-vous conscient, lorsque vous écrivez, qu’il y a des limites à ne pas franchir, qu’il y a des thématiques qui plaisent aux sphères de pouvoir au Nord ? Est-ce que vous vous efforcez de façonner cette image de l’indigène docile, exotique, qu’on aime parce qu’il ne remet pas en question les structures de la domination ? Certainement pas. Vous ne deviendrez jamais un collabo. Vous savez que d’autres s’y prêtent, qui jouent le jeu. Et il y a des thématiques qui fonctionnent : un bon roman orientaliste et islamophobe, par exemple, de préférence sur la femme voilée qui est opprimée par son mari misogyne et antisémite. Ou des thématiques plus gentilles, pseudo-subversives, les bonnes causes, qui sont à la mode, qui font pleurer dans les chaumières, qui se contentent de titiller les structures de pouvoir sans les déstabiliser. Ou devenir l’interlocuteur privilégié du Nord, l’expert du monologue interactif, leur dire ce qu’ils veulent entendre, que ceux du Sud sont des barbares, des fanatiques. Ou devenir un spécialiste de l’indignation sélective, s’aligner sur les indignations des maîtres.
Ces interrogations vous rongent, mais peut-être qu’on peut déconstruire le système de l’intérieur. Ou peut-être aussi que vous cédez, avec le temps, à une forme de complaisance. Le confort de la réussite engourdit votre âme.
Et cette réussite ne cesse de prendre de l’ampleur. Au bout de quelques romans, on vous intronise, à raison, écrivain international majeur. Vous apercevez, au loin, l’ultime prix littéraire. Une petite voix, en vous, vous dit que vous ne le méritez pas, que vous ne le mériterez jamais, mais votre orgueil d’écrivain assène le contraire, vous mesurez la force de votre talent, vous êtes traveré par un souffle puissant et ce prix couronnera un travail de forçat.
Puis survient la tragédie, celle de notre siècle et de tous les siècles : le génocide des Palestiniens. Vous saisissez la complexité du monde, mais tout devient désormais manichéen : le bien, le mal, les oppresseurs, les opprimés. Et il s’agit de choisir son camp. Il n’y a que deux camps.
La marée des illusions se retire et l’on voit le monde pour ce qu’il est. La lumière crue de la violence génocidaire fouille nos entrailles et déterre les cœurs. On ne peut plus se cacher, on ne peut plus prétendre.
Nous sommes nus. Enfin nus.
Que faites-vous ? Est-ce que vous vous taisez comme tant d’autres dans un premier temps ? Est-ce que vous attendez qu'on vous donne l'autorisation de dénoncer pour vous exprimer ? Ou dites-vous haut et fort, en des termes clairs, l’horreur du génocide ?
Est-ce que vous dénoncez le sionisme ? Est-ce que vous franchissez la ligne infranchissable ? Est-ce que vous prenez le risque de devenir un paria ?
Car la critique du sionisme, dans les pays du Nord, signifie un arrêt de mort : on vous taxera d’antisémite et votre carrière littéraire sera détruite. C’est le sacrifice nécessaire.
Malheureusement, vous ne faites pas grand-chose. Quelques platitudes ici et là. Sans grande conviction. Une belle tribune dans la presse pour dénoncer ? Non. Des mots durs et vrais lorsque vous recevez un grand prix littéraire ? Non. Vous vous soumettez à l’ordre dominant. Et personne ne vous blâmera. Une carrière littéraire ne se construit pas en deux jours. Elle requiert d’énormes sacrifices. Voulez-vous tout perdre sur l’autel du génocide des Palestiniens ?
Sauf que l’Histoire se souviendra. Dans quelques décennies. Et ceux qui avaient fait le mauvais choix se retrouveront dans la poubelle de l’Histoire. Qu’importe la qualité de l’œuvre, qu’importe le génie de l’écrivain, car l'Histoire est impitoyable.
Vous vous rappelez vos premiers pas dans la littérature. Vous étiez à la périphérie du monde, aujourd’hui vous en êtes au centre. Quel chemin parcouru. Ce qui achèvera votre œuvre, ce qui en fera une oeuvre immortelle, c’est le sang des Palestiniens. Méfiez-vous des gardiens du temple qui décrètent qu’il faut éviter la pensée binaire, les caricatures, que ce 'conflit' est complexe, qu’il faut faire la part des choses. Et souvenez vous du sang des Palestiniens, qui est au confluent de toute la souffrance du monde. La Palestine est la métaphore du monde, l'arène du combat entre les oppresseurs et les résistants, entre le Bien et le Mal. Taire ce sang est taire votre humanité. Et vos livres ne mériteront plus le titre d’œuvre, ils seront ces ombres de la parole, qui se dissipent aussitôt conçues.
Révolte ou soumission, il y a un choix à faire, qui concerne tous ceux qui sont engagés, parmi l’auteur de ce texte : ferons-nous le choix de cette révolte qui nous précipite dans ces nuits douloureuses qui encensent la liberté ou de la soumission qui nous enfouit dans ces ténèbres prétendument lumineuses qui nous enchaînent ?
Umar Timol