Tuesday, July 9, 2024

La femme voilée.


Au loin, résonne l'appel à la prière.

Allahu Akbar.*

Allahu Akbar.

Qu'il est difficile de se réveiller tôt le matin, à quatre heures trente. Surtout quand vos os craquent et que vous avez aussi peu d'énergie qu'un escargot qui souffre d'un mal-être profond. Mais c'est le bref moment entre le sommeil et l'éveil qui est pénible. Ensuite tout s'enchaîne, les ablutions, les préparatifs pour prier, puis la prière. Rien de plus facile. Elle est rompue à cette routine depuis plus de soixante ans. Prier cinq fois par jour. Elle sait que pour certains cette prière matinale relève de l'impossible, pour d'autres c'est un acte quasi mécanique mais, pour elle, c'est un moment d'abandon.

Elle se dépouille de tout ce qu'elle est, de ses responsabilités, de ses interrogations, de sa lassitude, de tout ce qui va et ne va pas, pour se retrouver face à son Créateur.

Bien sûr, ce sentiment d'abandon ne survient pas tous les jours. Elle a souvent du mal à se concentrer, elle pense à tout et à son contraire mais elle arrive parfois à être hors d'elle-même, au plus proche de sa lumière. Plus rien ne compte alors. Sauf la paix, une paix, elle en est plus que jamais consciente, qu’elle ne peut obtenir autrement.

Après la prière, elle lit le Coran pendant une trentaine de minutes, puis elle s'allonge sur son lit. Elle tente tant bien que mal de dormir mais elle n'y arrive pas. C'est fini le temps heureux des longues nuits de sommeil, ces étranges béatitudes de l'oubli. Désormais dormir est une épreuve. Mais c'est l'âge, elle a soixante-dix ans, elle n'y peut rien, elle ne va quand même pas se mettre à gambader comme une adolescente maintenant. Il faut vieillir sereinement, parole de sa sainte mère, décédée il y a plus de trente ans. Elle avait raison, la pauvre.

Elle avait toujours raison, comme toutes les mères.

"C'est à Allah que nous appartenons et c'est à Lui que nous retournons."

Sa maman récitait aussi souvent ce verset du Coran.

Et quand elle y repense, ce verset a été au cœur de sa vie, un souffle qui l'a bercée et apaisée.

Bientôt six heures du matin. Elle ira au marché dans deux heures. En attendant, elle ne va pas se remettre à penser au passé. Pas encore. Elle a l'impression, ces derniers temps, qu'elle ne fait que ça. Est-ce un premier signe de la sénilité ? Mais ce passé est omniprésent, elle n'arrive pas à y échapper, tant d'événements survenus au cours d'une vie. Il est hors de question qu'elle pleure. Tu dois être forte, comme ce personnage de dessin animé, Bip Bip. Bip Bip ! Tu perds décidément la tête, ma vieille. Tu dois, au plus vite, te faire soigner.

Le passé appartient à Allah, tout comme ton présent et ton devenir.

Et tu te souviens, malgré tout, de lui. Qu'est-ce qu'il te faisait rire, de grands, de majestueux éclats de rire, avec ses blagues idiotes. Il en inventait constamment de nouvelles. Et qu'est-ce qu'il était beau, un physique d'acteur et un charme angélique, selon les mots de ta meilleure amie. Et qu'est-ce qu'il te rendait folle, dans tous les sens du terme, "avant tu étais folle de moi alors que maintenant je te rends folle", disait-il, et il avait raison.

Il t'avait ensorcelée. La vie à deux était loin d'être facile cependant. Il avait ses défauts d'homme et toi tes défauts de femme. Et la routine détruit les amours les plus tenaces. Mais vous aviez votre petit royaume, imparfait mais solide, assez d’argent pour s’autoriser quelques folies, de riches carrières, de merveilleux enfants, une belle vie à l'ombre de la foi. Car c'était ce qui vous unissait, plus que tout, la certitude de sa lumière.

"C'est à Allah que nous appartenons et c'est à Lui que nous retournons."

Puis, un jour, il est mort, trop jeune. À quarante ans. Et tu as refusé cette mort. De toutes tes forces. Pendant longtemps, tu t'es révoltée, tu as crié, hurlé, tu ne voulais pas, tu ne pouvais pas accepter. Il avait tant de choses à faire. Tu aurais dû mourir à sa place. Tu as vacillé au seuil de ce désir, de l'absence, durant quelques heures. En finir. Disparaître. Ne plus vivre.

Mais "c'est à Allah que nous appartenons et c'est à Lui que nous retournons."

Cette vie, tu le sais, est éphémère, une illusion, il faut certes vivre, pleinement, intensément mais nous sommes de l'ailleurs et nous nous perpétuons dans l'ailleurs. 

Tout subsiste par la force d'Allah. Tout est par Sa volonté.

Et voilà, comme prévu, ton visage est inondé de larmes. T'es décidément vieille, ma pauvre. Mais il faut reconnaître qu'il est bon de pleurer.

Sept heures du matin. Il est temps d'aller au marché. Avant de sortir, tu enfiles ton hijab. Tu mets un brin de rouge à lèvres, tu as été, tu es et tu seras coquette, qu'importe l'âge. Et tu te dis que tu es franchement pas mal avec ce hijab bleu. "La jeunesse est d'esprit," cette belle parole des sages n'a jamais été aussi vraie. Du moins en ce qui te concerne.

Tu entends, une fois encore, la voix de ta maman, "c'est à Allah que nous appartenons et c'est à Lui que nous retournons."

Ils sont si peu à comprendre le sens de ta soumission, non pas à l'homme, non pas à l'air du temps ou aux diktats des autres, quels qu'ils soient. Tu te soumets à ton Créateur. L’abandon absolu à Sa présence.

Tu as parfois envie de leur dire que ta foi te libère de toutes les emprises.

N’est libre que celui qui est libre du monde.

N’ayez pas peur de moi.

Mais qui es-tu pour faire changer les autres d'avis ? Tu n'es rien de plus qu'une petite vieille dame. Une vieille Bip Bip.

Allez, il faut se rendre au marché.

Ce sera une belle journée.

Ne surtout jamais s'arrêter de rire. Parole de ton époux.

Allahu Akbar.

Allahu Akbar.

Tout à l'heure tu entendras l'appel à la prière.

Tu n'en peux plus d'attendre.


Umar Timol


*Dieu est le plus grand


Tuesday, July 2, 2024

 Souvenirs de ma mère

Les samedis, notre maison se transforme en une ruche humaine. On y voit pêle-mêle les oncles, les tantes, les cousins, les cousines, les amis, les voisins et les voisines. Et au cœur de ce joyeux brouhaha et de ce qui est son royaume, ma maman, qui  accueille chacun chaleureusement et concocte de merveilleux plats. On est là pour passer du bon temps et pour manger.

Et on mange, on ne cesse de manger.

D'où lui vient cette énergie ? De son amour inconsidéré pour les autres.

Le ramadan. Alors que j'ai l'allure d'un zombie mi-humain, - il faut dire que la nourriture et moi, c'est une belle histoire d'amour qui n'est pas prête de s'arrêter -, maman est à l'œuvre, dans sa petite cuisine, qui sent bon les épices et d'autres parfums enivrants. Elle prépare des gâteaux, par centaines, et je n'exagère pas, des samoussas, des badias et je ne sais encore quel délice, qu'il faudra ensuite distribuer à la mosquée du coin, aux employés de mon frère, aux voisins, à tout le monde en somme.

Pendant la récréation à l'école primaire Philippe Rivalland RCA, maman me fait manger une onctueuse soupe aux lentilles. Plus d'une quarantaine d'années plus tard, cette saveur martèle encore mes papilles et mon imaginaire. Une cuillère de lentilles et c'est le déluge de souvenirs : maman qui m'apporte la bouillotte la nuit parce que j'ai mal à la jambe, mais je suis un peu comédien, maman qui m'accompagne à la librairie Trèfles les samedis, je dois impérativement acheter tous les livres de la collection Tintin, et bien sûr son Curry Kichli, mieux qu'un chef-d'œuvre, les dimanches. 

Est-ce que je savais, à l'époque, qu'elle disait son amour forcené, non avec des mots mais avec de la nourriture, cette matière pudique de l'amour ?

Est-ce que nous voulons, enfant, ou même plus tard, vraiment comprendre nos parents ? Ne nous suffit-il pas de savoir qu'ils sont grands et forts et géants, et qu'ils nous aiment, qu'ils nous protégeront toujours ? Que savais-je alors de sa vie de femme, veuve trop jeune, de ses rêves, ses doutes, ses interrogations ? Pas grand-chose, mais je ne voulais pas savoir, et c'était mieux ainsi. Les plus belles choses doivent demeurer secrètes.

Maman est désormais vieille, bientôt le temps nous l'enlèvera. Elle est clouée sur une chaise roulante, suite à une congestion cérébrale.

Et elle me dit, mon Boulou, pourquoi est-ce que tu n'arrêtes pas de faire les cent pas. 

Je dois bien avoir marché des milliers, peut-être même des millions de kilomètres ainsi.

Ki fer to pe trakase, Boulou ?

Où sont Nanou et Osman (mes frères aînés) ? 

J'aimerais tant cuisiner un petit plat pour toi et tes frères.

On n'a pas la nostalgie de ces vies qui n'ont pas été faciles ; les femmes portaient de nombreuses chaînes à l'époque, visibles et invisibles, elles en portent d'ailleurs toujours, mais on a la nostalgie de cœurs grands comme ça, de cœurs vastes. Nous sommes capables d'amour, mais un amour qui se résume à quelques êtres, dans le décor de rendez-vous, de formalités. L'amour débridé de ces êtres d'un autre temps ne peut plus être, cette générosité est désormais enfouie sous les cendres de nos vies mécaniques.

Le tohu-bohu des samedis. On joue dans la cour avec les cousins et les cousines. Qu'ils sont dingues ! Les adultes parlementent dans le salon. Maman papillonne d'un lieu à l'autre, d'une personne à l'autre, elle nous fait don de merveilleuses saveurs. Et ces saveurs me rappellent aujourd'hui un temps perdu mais sans cesse renouvelé, les saveurs d'un amour infini.

Umar Timol